Dominique Fontaine

Homélie pour les obsèques de Jean Volot  - La Pierre qui Vire 27 août 2012

Première lecture 2 The 1-5, 11b-12.

Evangile Jn 2, 13-22 Les marchands chassés du Temple

 

Il y a quelques temps, notre frère Jean discutait avec Frère Luc sur ce récit de l’Evangile des marchands chassés du Temple. Luc a senti que Jean aurait bien aimé que ce récit soit lu à ses obsèques. Nous avons donc choisi cet évangile pour aujourd’hui, tout en gardant la première lecture de Paul. On comprend bien que notre ami Jean apprécie ce récit de Jésus chassant les marchands du Temple, devenu un lieu de commerce et  de trafic. C’est tellement lui dans cette attitude de Jésus : une radicalité, une façon de s’exprimer sans souci des convenances, sans ménager la chèvre et le chou. On retrouve ses emportements et ses colères. Certains d’entre nous en ont fait les frais. D’autres se souviennent des bleus qu’il leur occasionnait dans les bras par ses coups de poings … fraternels mais bien réels !

 

Et pourtant, je me suis dit qu’en fait, notre frère Jean nous conduit ailleurs, dans la profondeur de ce récit évangélique, qui se révèle à la fin : « le Temple dont il parlait c’était son Corps. » Le Temple doit être détruit. Et ce qui va se relever, c’est un corps : le Corps du Christ, ce Corps Temple de l’Esprit, ce Corps du Christ communion des saints.

Depuis trois jours, j’ai lu et relu ce que Jean a écrit, j’ai écouté les souvenirs des uns et des autres, et hier soir nous avons  évoqué sa vie avec vous, Bernard, son jeune frère, avec vous, ses amis des pingouins et des expéditions polaires, avec vous les moines de la communauté. Quand quelqu’un meurt, nous faisons l’expérience d’être mis en face de la totalité de son existence, et alors se révèlent des aspects nouveaux de sa vie, nous découvrons que c’est à nous d’écrire son testament.

Et j’ai découvert avec étonnement que la cohérence de sa foi, de sa vision de la vie et de l’histoire se révèle à travers cette réalité du Corps du Christ. Toutes ces phrases à l’emporte-pièce qu’il répétait à ceux et celles qu’il rencontrait, ou qu’il écrivait sur les billets ou lettres aux innombrables personnes avec qui il était en lien, toutes ces bribes de paroles qu’il répétait en radotant de plus en plus, il me semble qu’elles sont comme un puzzle  qui se présente à nous ce matin dans une vision claire, comme une révélation, à travers ce mot-clé : le Corps du Christ. « Le temple détruit et relevé dont  parlait Jésus, c’était son Corps ».

 

Je vous propose de faire un collier avec les perles que j’ai trouvées dans les écrits de notre frère Jean. C’est le frère Mathieu Collin qui nous avait appris ici même, à nous autres séminaristes de la Mission de France, à faire un collier de perles avec des textes bibliques qui se répondent les uns aux autres, jusqu’à révéler un sens nouveau qui met la parole en feu, comme un buisson ardent qui ne se consume pas, et qui rend nos cœurs tout brûlants.

 

Le Corps du Christ, c’est quoi pour notre frère Jean ?

Tout d’abord, on peut dire que c’est l’Eglise qui est le Corps du Christ. C’est ce que le Concile nous  répète. Mais pour Jean, l’Eglise est d’emblée beaucoup plus large que l’Eglise visible. Ce Corps du Christ « rassemble tous les hommes de bonne volonté du monde entier, de toutes tendances, sans sectarisme ni syncrétisme, disait-il, des hommes qui distinguent l’esprit de la lettre ». Ce Corps du Christ peut être compris et vécu autant par des non-chrétiens que par les chrétiens. « Il y a d’abord un esprit, une vision, une manière de regarder ce monde qui nait, avec les yeux du Christ ».

Cela passe par une vision politique, économique et sociale : prendre conscience des limites des ressources de la terre, de la pollution, prendre conscience « qu’un monde axé sur la consommation s’effondre et que se joue une immense aventure ». Oui, ce temple de la consommation que nous connaissons bien sera peut-être détruit, mais ce corps qui relie les hommes les uns aux autres sera relevé. Telle est bien la puissance de vie, la force résurrectionnelle du Père dont nous sommes les témoins.

Continuons notre collier de perles des paroles de notre frère Jean.

« Je fais l’expérience d’un changement de civilisation, forcément à l’échelle planétaire. Je ne m’y attendais pas : vieillissement de tous les blancs, ainsi que les Chinois et les Japonais. Sur ce plan, l’avenir est à l’Inde et au Vietnam. Avec la crise économique générale, le changement de climat, on est obligé de se centrer sur l’essentiel, en choisissant entre le fric et l’homme. »

Cette vision universelle du Corps du Christ englobant l’humanité dans sa marche, Jean Volot la puise dans la Bible, dans St Paul et St Jean en particulier, et dans la recherche de Teilhard de Chardin : « Avec Teilhard, dit-il, je suis à l’aise, les horizons sont élargis, on respire. »

Dans ce Corps du Christ, qu’est-ce qu’on apprend ? On apprend l’amitié. Un des maîtres-mots de Jean. Pas d’abord l’amitié virile vécue pendant la guerre contre l’ennemi, mais « l’amitié qui doit passer à un niveau supérieur, une solidarité avec tous jusqu’au bout du monde. Entre l’amitié sociologique (commando, groupe d’expédition polaire – il ne vient à personne l’idée d’abandonner un copain) et l’amitié responsable, puis spirituelle, il y a bien des étapes. »

Dans une lettre de 2006, il écrivait : « Jean, l’apôtre, radotant, ne pouvait plus que dire : ‘aimez-vous les uns les autres’. » C’est étonnant comme cette phrase, relue aujourd’hui après sa mort, s’applique à lui, Jean Volot, l’apôtre, le prêtre et le moine du 21ème siècle. Et il continuait sa lettre en posant la question : « mais qu’est-ce qu’aimer ? » Pour lui, c’est du côté du Jésus des Evangiles qu’il faut aller chercher la réponse, une réponse qui passe par la croix.

La petite Thérèse, qu’il appelait la gamine, a aidé Jean au séminaire de Lisieux à se centrer sur le Jésus des évangiles et sur St Paul, elle qui a découvert que, dans sa comparaison du Corps, quand il parle du Corps du Christ que nous formons, Paul a oublié de citer parmi les membres le cœur. C’est pourquoi elle dira : « dans le coeur de l’Eglise, je serai l’amour ». Bernard, vous le frère de Jean, vous m’avez confirmé hier combien Jean avait été marqué par Thérèse de Lisieux autant que par Teilhard.

Dans ce Corps du Christ, les petites cellules qui transmettent la vie et font bouger le corps, ce sont, pour Jean, de petits groupes, des réseaux de gens qui agissent ensemble, qui dialoguent sans sectarisme, qui s’écoutent et savent s’étonner, qui partagent … sans conclure. C’était sa grande méthode, sans doute pour laisser l’Esprit faire son travail. Ces petits groupes et réseaux créent une solidarité invisible entre gens qui, à travers le monde, cherchent, au-delà des différences religieuses ou philosophiques.

Dans ce Corps du Christ, il y a une solidarité entre les vivants et les morts, ce qu’on  appelle la communion des saints. Jean y croyait dur comme fer, à cause de la résurrection du Christ. Il en faisait l’expérience : « les anciens me donnent un sacré coup de main, ils m’aident très concrètement. S’ils m’aident, c’est qu’ils sont encore vivants, d’une autre manière. » Pour Jean, il ne s’agissait pas seulement de ses frères chrétiens décédés, mais aussi de quelqu’un comme Paul-Emile Victor, qui a écrit dans son testament : « Je veux être au cœur de Dieu, pour aimer comme il aime. » Jean a été bousculé par ce testament, car il croyait que Paul-Emile Victor, avec qui il avait fait plusieurs expéditions polaires, était complètement athée.

Dans le Corps du Christ,  il y a l’intériorité, nous nous retrouvons les uns les autres au plus profond. C’est la prière, un autre leitmotiv de Jean, ce regard vers l’intérieur, vers l’invisible, qui est accessible aussi à ceux qui ne connaissent pas Dieu.

 

En enfilant ces perles recueillies dans la vie et les écrits de notre frère Jean, il me semble que se révèle une vision. « Jésus parlait de son Corps », nous dit St Jean. Aujourd’hui, il nous est révélé que Jean Volot lui aussi parlait de ce corps, le Corps du Christ qui est en naissance, dans les douleurs de l’enfantement, au cœur de ce monde qui vit de multiples basculements. Ce Corps est le lieu  symbolique, le temple où toute l’humanité peut se retrouver au plus profond, à la source, dans l’intériorité et la prière. Oui, c’est sûr, ce n’est pas pour les seuls chrétiens. C’est d’ailleurs ce que nous dit St Marc dans le récit parallèle à celui de St Jean : Dieu dit : « ma maison sera une maison de prière pour tous les peuples. »

 Il me semble que cette vision large du Corps du Christ, dépassant largement les contours de l’Eglise, peut aider cette Eglise à avancer au souffle de l’Esprit, sans se rétrécir ou se refermer sur elle-même, sur ses règlements ou ses peurs, sans vouloir non plus faire du chiffre et rassembler un maximum de gens dans ses structures.

Dans ces prochains mois où nous allons vivre Diaconia 2013 et le synode sur la nouvelle évangélisation, cette vision que Dieu nous révèle à travers notre ami Jean peut aider l’Eglise à penser l’évangélisation comme ce tissage de nouvelles relations entre les humains inspirées de l’Evangile. C’est le sens profond de Diaconia. Vous savez aussi que notre évêque commun, le Père Patenôtre, a été délégué pour participer au synode. Je crois qu’il se propose de s’inspirer de Jean Volot pour promouvoir cette façon d’envisager l’évangélisation. Il a été frappé comme nous par ce texte que nous avons publié dans la lettre qui raconte la vie de Jean, texte qu’il a écrit en 1958, trois ans après son ordination, alors qu’il naviguait dans la marine de commerce. Il s’agit bien du Corps du Christ, dans ses diverses dimensions. Le voici :

 

« A bord, je n’ai pas à porter le Christ. Il y est, Celui qui a tout créé. J’ai à le faire reconnaitre là, présent, vivant. D’où premièrement le voir, dans le contexte et à travers les yeux de mes camarades. Phase contemplative. Ensuite, donner un sens à toutes ces choses, les lire dans la foi, être un témoin de la foi. Par mon style de vie poser une question. Lorsque tel ou tel explicite cette question, y répondre. Répondre à tout appel discret de l’autre. Avoir conscience que c’est le Seigneur qui fait le boulot. Et si un embryon de communauté chrétienne peut se regrouper, ce qui est capital, car à un monde collectif il faut des signes communautaires, tout doit se faire dans la liberté. C’est plus long, mais autrement profond. Sur le Tobago, je suis engagé comme travailleur parmi d’autres. Comme chrétien, mon regard de foi donne sens à tout cet ensemble et tout devient signe. Comme prêtre, là, tous ces signes sont rassemblés et consacrés dans l’eucharistie. Le monde nouveau qui s’élabore est consacré, baptisé. La messe est le centre de ma vie. Geste de contradiction pour l’homme d’aujourd’hui, technicien et scientifique matérialisé, mystère de foi par excellence, acte missionnaire n°1 qui, dans la contradiction même, mémorial de la passion et de la résurrection, atteste au plus profond, à la charnière des valeurs humaines, du sens de la vie. »

 

Je voudrais, pour conclure, évoquer les liens entre la Mission de France et la Pierre qui Vire, que Jean, notre frère et votre frère, nous permet d’approfondir. Il nous rappelait souvent non seulement le cardinal Suhard, mais aussi le père Muard. Au 19ème siècle, avant de fonder la Pierre qui Vire, il a découvert la déchristianisation des campagnes de l’Yonne en habitant à Pontigny. Pontigny, c’est le lieu de la Mission de France depuis 1954, c’est là que Jean a été ordonné prêtre en 1955. Il écrit : « Muard est le premier fondateur de la Mission de France, il a habité à Pontigny. Et nous sommes à Pontigny. Il faut y rester. Si  Muard a mis ses prêtres au milieu des bois, c’est pour prier.  A travers lui, le lien avec la Pierre qui Vire se joue à trois niveaux :

-       Etre missionnaires ici et auprès des lointains,

-       Vivre une rencontre personnelle avec Jésus dans les liens les uns avec les autres et en la vivant comme cœur de toute réalité,

-       Etre des contemplatifs actifs : prier, aimer, évoluer, faire confiance. »

 Jean, toi l’ancien des jours, à ton tour de nous donner un sacré coup de main. Puissions-nous, avec ton aide, comme nous le dit St Paul, « grandir dans la foi, laisser la puissance de la foi faire son travail en nous et dans les relations entre nous, pour que le mystère de Dieu se révèle, lui le Père qui veut par son Esprit réunir toute la réalité dans le Corps du Christ, afin que dans le Christ toute notre réalité trouve son accomplissement, lui qui a tout réconcilié en faisant la paix par le sang de sa croix. »

 

Vivons maintenant avec toi, Jean, dans la communion des saints, ce que nous dit le Père Patenôtre dans son message ce matin : « avec ce serviteur des bouts du monde, nous savons bien qu’en chaque eucharistie célébrée dans ce monastère, sur les bateaux, en Antarctique ou en Chine, le monde entier se transfigure dans le mystère du Christ » … c’est-à-dire dans le Corps du Christ aux dimensions du monde que l’eucharistie anticipe.