Nicolas RENARD La Pierre qui Vire - Juillet 2008
Vivre ensemble
Dans un collège de banlieue… et ailleurs.
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Questions Réponses (pas de texte correspondant)
1 - Le quotidien du collège.
Un collège « qui tourne ».
Je vais être amené à évoquer des faits ou des incidents difficiles qui émaillent le quotidien du collège et qui pourront donner l’impression d’un lieu difficile à vivre. Ce n’est pas tout à fait vrai et l’ordinaire des jours peut y apparaître relativement paisible. Hormis les mouvements entre les cours et au moment des récréations qui sont assez agités et bruyants et qui peuvent effrayer la personne étrangère au cœur sensible, nous connaissons une vie de collège à peu près normale. Les enseignants assurent leurs cours. La très grande majorité des salles de classe est calme, il n’y a pas trop d’élèves dans les couloirs, les bâtiments sont propres. Et mieux encore la plupart des adultes qui y travaillent s’y trouvent bien. Ils sont investis et attentifs aux élèves, et ils ont mis en place un certain nombre de projets intéressants dont certains sont de grande qualité.
Échec scolaire et difficultés sociales.
Ce tableau est cependant assombri par d’importantes difficultés scolaires et un niveau global qui situe le collège au dernier rang de tous les collèges du département. Une minorité d’élèves est en grand échec avec des lacunes qui interdisent de suivre avec bénéfice les cours dispensés par les professeurs.
Cet échec scolaire est évidemment un facteur fondamental : les élèves qui ont trop de retard ne suivent pas en classe et ils s’ennuient. Cela les amène à remuer, à bavarder, à perturber le cours. Par ailleurs ces élèves ont souvent un fort sentiment d’échec et une image très dégradée de leur propre personne, même s’ils sont amenés à jouer les caïds dans le groupe. Certains enfants sont en échec dès l’apprentissage de la lecture et ils subissent année après année les commentaires défavorables des enseignants avec plus ou moins de bienveillance ou de dureté. Ces mêmes élèves sont perçus de façon tout aussi négative par leurs camarades qui ne se gênent guère pour leur rappeler qu’ils sont des nuls sans espoir de progression. Ces jugements finissent par être intériorisés par les élèves eux-mêmes qui nourrissent ainsi un fort complexe d’infériorité. Les caïds sont tels lorsqu’ils évoluent à l’intérieur de la cité. Mais ils n’osent guère sortir par crainte d’un univers extérieur et étranger qu’ils ne contrôlent pas…
Il faut enfin évoquer les situations familiales ou sociales difficiles d’un certain nombre de jeunes. Le collège possède là encore un des plus forts taux de familles défavorisées parmi tous les collèges du département. Derrière les statistiques on trouve des vies parfois très perturbées ou douloureuses dont je voudrais donner quelques exemples tirés d’un passé récent.
S... vivait jusqu’ici chez elle avec un beau père touchant à la drogue et une mère hospitalisée dont on lui avait dit qu’elle était gravement malade et qu’il n’était pas possible de la voir. L’univers de S… va basculer quand son beau père va être incarcéré et qu’elle va apprendre à cette occasion que sa mère n’était pas du tout à l’hôpital mais qu’elle était elle aussi incarcérée pour un problème de drogue. S… se retrouve donc seule et elle va être de suite envoyée vers une tante qui habite Amiens….
Il y a peu, je reçois vers 10 heures du matin un coup de téléphone de la brigade des mineurs me demandant d’informer une fille qu’elle devait aller déjeuner chez une copine parce que ses parents étaient en train d’être expulsés de leur logement. Il faut savoir qu’une telle expulsion est immédiatement connue dans le quartier et que l’enfant sera stigmatisé comme tel dans le quartier mais aussi à l’intérieur du collège.
Ce sont là des histoires de la misère ordinaire comme nous en connaissons tant. Il faudrait aussi parler de ces enfants qui débarquent de très loin envoyés en France chez un lointain parent et qui se retrouvent parfois bien seuls. Ou encore de ces enfants dont nous apprenons qu’ils sont victimes de violence familiale. L’assistante sociale du collège se trouve parfois amenée à faire un signalement en urgence qui aboutit à un décision de placement immédiat par le juge. Il est déjà arrivé que sa journée se termine à 10 heures du soir parce que ce n’est qu’à cette heure qu’un foyer aura été trouvé dans le département pour un placement en urgence.
Difficultés scolaires, environnements sociaux ou familiaux déstructurés : ces facteurs expliquent probablement une bonne partie des problèmes relationnels constatés à l’intérieur du collège. Nous connaissons beaucoup de conflits entre élèves, les « embrouilles », mais aussi de conflits entre élèves et adultes.
« L’embrouille »
L’embrouille, c’est un conflit né d’une broutille et qui prend très vite des proportions importantes. « Il m’a regardé de travers, il m’a tippé », « j’ai appris qu’il avait dit telle ou telle chose de moi ou de ma famille » … Très vite on mobilise les copains dans la cour ou devant l’entrée du collège. Voire même on ira chercher les grands frères à midi pour revenir régler les comptes devant le collège au moment de la rentrée en classe. Nous connaissons de ces affrontements qui impressionnent ceux qui découvrent le collège. Dans les périodes de tension, en quelques secondes, une bagarre démarre et elle attire une cinquantaine d’élèves dans la cour ou devant le collège. Il suffit de peu pour calmer le jeu. Si nous parvenons à attraper assez rapidement les élèves à l’origine du mouvement, les choses se calment aussi vite qu’elles ont démarré.
Dans ce même ordre d’idée, nous vivons une inimitié sévère et durable entre jeunes d’Asnières et de Clichy. Pour quelle raison ? Nul ne la sait, mais il convient d’entretenir cette guerre permanente. Il faut toujours se venger de l’expédition punitive précédente. Les choses peuvent aller assez loin dans la violence. Nous avons accueilli récemment un élève issu d’un conseil de discipline d’un collège de Clichy. Il n’a pas pu rester et nous avons dû le faire sortir du collège sous la protection de la police parce qu’une bande d’Asnières l’attendait à l’extérieur.
Ces embrouilles ont pris cet hiver un caractère dramatique. Le 23 septembre, pendant les vacances, deux frère tous deux scolarisés au collège ont fait des rayures sur la voiture d’un de leurs voisins de la cité. Le propriétaire de la voiture est allé voir le père des deux élèves pour obtenir réparation. L’entretien ne s’est pas très bien passé et il n’a pas permis de régler le problème. Différentes médiations ont été tentées dans les deux jours qui ont suivi. Sans succès. Le troisième jour, dans le parking, le père des deux élèves était entrain de démarrer sa voiture lorsque deux jeunes de l’autre famille l’abordent pour essayer de régler à nouveau le problème; le père des élèves se pensant menacé a sorti un couteau et tué un des deux jeunes. Il avait 22 ans. Les élèves se retrouvent donc peu ou prou responsables de la mort d’un autre, avec un père en prison et obligés de quitter le quartier pour faire baisser la pression.
L’embrouille, c’est la manifestation de malentendus ou d’incompréhensions parfois ridicules, mais qui débouchent sur des incidents qui peuvent prendre des proportions importantes. Le collège dispose de trois médiateurs du conseil général. Ils sont présents toute la journée et ils ne cessent de recevoir des élèves pour essayer de résorber tous ces malentendus et pour calmer le jeu.
Des conflits élèves / adultes.
Si nous avons insisté sur les formes du mal être entre élèves, il faut évidemment évoquer aussi tous les conflits qui naissent entre élèves et adultes. Ce sont les petits incidents qui minent la vie de certains enseignants : bavardages, petits chahuts, absence de travail, retards, absence de matériel. Les adultes doivent souvent être très patients. Mais la fatigue ou la maladresse peuvent conduire à des incidents plus sérieux. Un enseignant peut avoir un mot ou un geste blessant à l’endroit d’un élève, un surveillant peut être amené à agripper un récalcitrant avec plus ou moins de ménagement.
Récemment, lors des mouvements lycéens, quelques élèves se sont amusés à déplacer les poubelles des voisins devant la porte du collège à sept heures et demie du matin. Nous sommes allés leur faire remettre ces poubelles à leur place. Mais quelques-uns ont résisté et se sont installés derrière une camionnette située en face du collège et nous ont lancé des pierres et des œufs. La police municipale a pu repérer l’identité de l’un d’entre eux, S… à l’aide de la caméra située dans la rue et elle est donc venue l’interpeller. Je me suis ensuite rendu à la brigade des mineurs avec ma gardienne pour porter plainte car elle avait été copieusement insultée. L’élève a été mis en garde-à-vue et j’entendais son interrogatoire dans le bureau voisin. Il est difficile d’imaginer l’insolence avec laquelle il répondait aux questions dans la situation où il se trouvait.
Il faut dire que la famille de S…. est connue de la maison puisqu’il y a trois ans un frère aîné avait tapé une enseignante à la sortie du collège. J’avais alors rencontré le père tout droit sorti d’un an de prison, un homme d’une très grande violence qui menaçait de venir régler son compte à l’enseignante. Nous avions dû délocaliser le conseil de discipline dans la ville voisine avec la protection d’un nombre important de policiers. Aujourd’hui, S… a deux frères en prison.
Plus récemment encore nous avons convoqué I…. en conseil de discipline. À l’occasion d’un exercice d’évacuation, il avait jeté une pierre d’une passerelle du quatrième étage sur trois adultes qu’il avait manqués de peu. Il a fallu au moins trois heures de questionnement de lui et de ses copains pour qu’il finisse par avouer l’avoir fait et de façon intentionnelle. Nous avions déjà eu un incident avec lui trois mois avant parce qu’il avait introduit une bombe lacrymogène dans le collège. Il avait là encore menti pendant de longues heures avant d’avouer finalement les faits. Le mensonge fait parfois figure de seconde nature.
En février F... a donné une gifle à une surveillante après plusieurs incidents. Deux semaines auparavant, F… avait refusé d’obéir à plusieurs reprises à la surveillante qui avait fini par l’attraper par le cou un peu vigoureusement. Cette fois-ci la surveillante s’est retrouvée seule avec quatre élèves dont F…. Nouveau refus d’obéir. Réaction un peu vive de la surveillante et gifle donnée par F... Droit de retrait des enseignants avec 500 élèves dans la cour qu’on n’est pas censé libérer en cours de journée. Grève des enseignants puis des surveillants. Deux semaines très troublées. Et un procès qui aboutit à une condamnation de F… à 6 mois de prison avec sursis.
Ces incidents sont graves. Ils restent heureusement tout à fait exceptionnels, mais leur gravité est suffisante pour marquer les esprits et donner une image dégradée de la vie collective.
Et pour achever de noircir le tableau, il faudrait évoquer toutes les dégradations matérielles, les toilettes régulièrement saccagées, les extincteurs vidés, les alarmes déclenchées, les trous dans les murs… Nous réparons toujours immédiatement et le collège reste en très bon état, très propre.
Sombre tableau donc. Qui ne doit pas masquer cependant ce que nous disions au début. L’ordinaire des jours est relativement calme. Une très grande majorité d’élèves y ont une scolarité paisible et sont heureux d’être là. Nous y avons même de l’excellence dans le domaine scolaire : des élèves remportent des prix, mettent une pièce en scène ou dans le domaine sportif : notre équipe de volley est championne de France.
Quel éclairage donner à tous ces faits qui viennent d’être relatés ? Une réflexion sur la communication va ici nous éclairer. Elle sera en partie inspirée de l’œuvre de Paul Ricoeur.
2 - La communication, une affaire d’interprétation.
La réflexion débutera ici par la place qu’il convient d’accorder aux mots et à la façon toujours insatisfaisante qu’ils ont de traduire les choses, des idées ou des intentions, à dire ce que je suis.
La distance du mot à la chose.
La diversité des langues nous donne conscience de la distance du mot à la chose. Chaque langue a développé un vocabulaire et une syntaxe différentes qui permettent de nommer les choses et de s’orienter dans le monde. Et la comparaison des différentes langues permet de mesurer les limites de chacune. Le concept « blanc » nous semble aller de soi. Il est d’une grande indigence aux yeux d’un eskimo qui dispose d’un grand nombre de mots pour traduire toutes les nuances du blanc. Le vocabulaire spécialisé montre bien les limites de notre langage ordinaire.
L’écart est tout aussi fort du mot à l’intention. « Ce n’est pas exactement ce que je voulais dire… ». Le mot peine à dire exactement ce que nous ressentons ou ce que nous volons dire. Notre univers mental est trop riche pour que nos expressions orales puissent dire adéquatement ce que nous vivons. Chacun de nous s’est constitué un univers personnel d’une infinie richesse, nourri de toutes les expériences passées, de toutes les sensations ou perceptions accumulées, de toutes les connaissances ou rencontres que nous avons faites. Comment dire au proche frappé par un deuil tout ce que nous voudrions lui dire ? Et comme sont fréquentes toutes les situations où nous avons l’impression de ne pas avoir été compris.
Les limites du mot sont encore pus fortes lorsque nous cherchons à nous présenter, à dire ce que nous sommes. Nous mesurons là, plus qu’ailleurs, l’irréductible écart du mot à ce qu’il est censé traduire. Je suis infiniment plus que ce que les mots peuvent dire. À la demande qui m’est faite de me présenter, je perçois immédiatement l’insuffisance de ce que je vais dire. Cette frustration tient à la complexité de mon univers intérieur mais aussi à ma liberté et au sentiment que ma vie n’est pas encore achevée, qu’elle est en cours et que je suis encore porteur de beaucoup de virtualités qu’il est évidemment impossible de traduire en mots.
Communication et interprétation.
Difficulté à dire les choses, à traduire une intention, à exprimer ce que je suis : cette limitation inhérente aux mots apparaît avec la plus grande évidence dans la communication entre les personnes. Richesse et limites des mots de l’autre. J’essaie de comprendre ce qu’il me dit, de lui faire préciser sa pensée. Mais il restera toujours un écart. Et même lorsque j’ai appris à le connaître, même après de nombreuses années de vie commune dans un couple, la distance est irréductible. Je ne suis pas dans la tête de l’autre, je ne partage pas son expérience. Je dois interpréter ce qu’il me dit, chercher à comprendre. Je relie ce qu’il me dit à d’autres choses que je sais de lui, à d’autres expressions, à d’autres situations vécues dans des contextes différents.
Il est ici question d’herméneutique, c’est-à-dire de la science de l’interprétation. Ce que nous disons pour l’expression interpersonnelle vaut évidemment pour les textes. L’herméneutique s’est développée d’abord dans l’étude des textes et de la Bible. Qu’a voulu dire celui qui a écrit ce texte ? Qu’est-ce que je sais par ailleurs de lui qui peut éclairer son propos ? Au fil des temps, les mots ont changé de sens et les représentations du monde ou de la société ont elles aussi évolué. Je ne peux donc lire un texte vieux de plusieurs siècles comme s’il était écrit par un contemporain.
On le voit ave le credo. Nous affirmons chaque dimanche croire en « un Dieu tout puissant, créateur du ciel et de la terre ». Donnons-nous sens à ces mots ? On voit bien qu’ils ne peuvent être transposés comme tels dans un univers ou la création fait problème et ou ciel et terre n’ont plus la même signification. Pour garder sens, les textes anciens, comme les textes contemporains d’ailleurs, ont besoin d’être compris, d’être interprétés. Il faudrait aussi évoquer le phénomène de la traduction. Une traduction permet d’accéder au texte d’autrui, mais en même temps on sait qu’elle dit nécessairement quelque chose d’un peu différent. Le traducteur sait qu’il doit faire un choix entre plusieurs expressions sans jamais savoir de façon certaine quelle serait l’expression correspondant à ce qu’a voulu dire l’auteur.
La traduction ou l’interprétation des textes sont des images de ce qui se passe à l’intérieur de toute communication, de la richesse formidable du mot et en même temps de ses limites. Les mots permettent le commerce avec autrui, ils sont le pont nécessaire avec ceux que je côtoie et en même temps ils m’en mettent à distance de façon irréductible. La communication est cette formidable aventure qui me relie à l’autre tout en m’en séparant. Je peux chercher la « fusion des horizons » (Ricoeur). Jamais je ne rejoindrai l’expérience de l’autre.
Rétablir la communication.
Ce détour philosophique sur ce qu’est la communication aide à comprendre les difficultés rencontrées au collège. La communication permet la rencontre des personnes. Mais elle est telle qu’elle peut aussi produire blocages, conflits et violences. Dès que j’ai l’impression d’être mal compris ou d’être trahi ou encore de ne pas parvenir à m’exprimer, il y a blocage de la communication et souffrance.
L’embrouille n’a pas d’autre origine. Je n’ai pas les mots pour dire ce que j’ai à dire, mon expression est maladroite. Elle est mal comprise par l’autre et c’est le conflit. Et quand je n’ai plus les mots, je frappe. Le geste du camarade, son mot ou son regard sont mal interprétés et c’est le début du malentendu.
Il faut alors rétablir la communication et retrouver les mots pour dire ce que l’on veut. Les médiateurs sont plus particulièrement dévolus à cette tâche. Ils interviennent quotidiennement sur toutes les difficultés de communication entre élèves mais aussi entre élèves et adultes. Ils sont présents lorsqu’il y a une bagarre et ils reçoivent les protagonistes pour les faire parler. Il faut reconstituer l’histoire depuis le début pour saisir l’origine du malentendu et parvenir ainsi à régler le conflit. Dès que la parole est restaurée dès que l’échange est retrouvé, le conflit quitte sa phase aiguë, voire même est oublié. Je rejoins ici l’expérience d’un ami qui, à une tout autre échelle, est intervenu dans une organisation humanitaire en Palestine puis au Kosovo et au Sri Lanka. Il ressentait à quel point il n’y a de réconciliation possible entre des peuples déchirés que s’ils arrivent à se réapproprier leur histoire, à se redire les différentes phases du conflit qui les a opposés. Rétablir la communication, c’est faire un long travail avec des mots pour rendre sens à l’échange. Au Kosovo, comme au collège Malraux, il s’agit d’une réalité identique sous des formes évidemment différentes.
Il ne faut pas oublier par ailleurs que l’autre ou le différent font peur. Tant que la communication n’est pas établie, ils sont perçus comme étranges, voire menaçants. Les jeunes n’osent pas quitter leur quartier parce qu’ils savent qu’ils n’ont pas les mots qui leur permettraient d’établir une relation dans un autre univers que le leur.
Le vivre ensemble suppose donc qu’une communication réelle puisse être établie entre les personnes, une communication consciente des limites du langage et de la nécessité de toujours réinvestir les mots pour leur faire mieux approcher la réalité qu’ils veulent traduire.
Le rétablissement de la communication suffit-il au vivre ensemble ? Et la recherche d’une meilleure communication ne se heurte-t-elle pas à un contexte extérieur nouveau qui en modifie la possibilité ? Il faut ici s’interroger plus largement sur qui permet à une société d’exister ainsi que sur la façon dont notre propre société se transforme.
2 – Vivre ensemble dans une société qui évolue.
La nécessité de représentations communes.
Ce que nous avons dit sur la communication montre à quel point il est important pour une société de disposer d’un langage commun si elle veut se développer dans de bonnes conditions. Langage commun mais aussi valeurs communes ainsi que symboles et représentations du monde communs.
Certes une société a besoin de diversité, mais il est aussi nécessaire qu’il y ait un minimum d’entente sur le sens du travail, sur le respect d’autrui ou de ses biens, sur les rôles respectifs de l’homme et de la femme, sur les règles du savoir-vivre ou encore sur un certain nombre de codes vestimentaires, de codes de conduites… Une société, pour vivre, n’a pas besoin que tous ses membres partagent exactement les mêmes points de vue. Mais il reste nécessaire cependant qu’il y ait suffisamment d’éléments communs pour que vivre ensemble soit supportable. Le terme d’idéologie a été utilisé par Marx dans une perspective critique, mais il évoque bien cette idée d’une vision du monde que se construit une société et qu’elle considère comme naturelle et allant de soi. Ce qui est construction sociale apparaît comme frappé de l’évidence du bon sens.
Ces représentations communes à une société sont nécessaires pour le vivre ensemble, mais elles ne doivent pas rester figées. D’abord il est normal et essentiel qu’une société connaisse de la diversité en son sein. L’histoire et le développement des échanges ont crée des sociétés complexes et plurielles. Cette diversité préserve de l’uniformisation et du totalitarisme. Et puis il est normal qu’une société évolue. C’est encore P. Ricoeur qui montre la nécessité tout à la fois de l’idéologie qui crée un ciment unificateur et de l’utopie qui remet et question ces représentations et fait évoluer les mentalités.
Or nous connaissons aujourd’hui des bouleversements qui modifient assez profondément la vie de chacun et les conditions du vivre ensemble.
Sans prétendre faire ici travail de sociologue sur l’évolution de notre société, on peut au moins relever deux phénomènes qui marquent assez profondément le présent. Le premier est lié au développement de l’individualisme. Le second, d’apparence contraire, est une mondialisation croissante.
Individualisme et mondialisation.
De nombreux auteurs ont analysé le développement de l’individualisme depuis quelques dizaines d’années ou, de façon plus lointaine, depuis quelques siècles.
G . Lipovetsky a montré dans « L’ère du vide » comment l’autonomie individuelle et le développement personnel étaient devenus des valeurs centrales de notre société. Il importe désormais que chacun puisse trouver sa voie, faire son chemin personnel dans la liberté pour parvenir à son plein épanouissement. Il est fini le temps des consommations collectives où tout le monde portait le même vêtement ou avait une voiture identique. Désormais les marques personnalisent et chacun doit pouvoir se procurer ce qui correspond exactement à ses goûts. De la voiture aux loisirs en passant par le vêtement ou la décoration de la maison, la publicité ne cesse de nous inciter à acheter les objets adaptés à ce que nous sommes et qui donneront de nous l’image que nous souhaitons transmettre à ceux qui nous entourent.
Ce phénomène est récent dans ses aspects les plus spectaculaires, mais ses racines sont anciennes. L. Dumont a montré dans ses « Essais sur l’individualisme » comment notre société est passée peu à peu du holisme où l’individu se définit d’abord par son appartenance à un groupe dans lequel il est situé à l’individualisme où chacun n’est renvoyé qu’à lui-même.
D’une façon qui peut sembler contradictoire, nous assistons à un très vaste mouvement d’unification à l’échelle de la planète. La multiplication des échanges et des contacts tendent à augmenter le nombre d’éléments de mode de vie ou de consommations communs. Windows, le Coca cola, les jeans ou la cravate, ou le téléphone portable se sont répandus à l’échelle de toute la planète et rares sont les populations qui y échappent. On assiste à l’amorce de développement d’une culture sur fond d’une langue d’échange commune. Certes des identités locales résistent, mais cette résistance ne fait que mieux ressortir la puissance du mouvement unificateur. Les modes de consommation ou d’habitat, de transport ou de loisirs et plus profondément encore les modes de pensée tendent à se rapprocher.
Ces deux évolutions ont-elles des incidences sur les relations que nous entretenons avec ceux qui nous entourent ?
On peut au moins relever quelques tendances.
La mondialisation favorise les échanges et les rencontres. Jamais nous n’avons pu autant voyager et nous accédons désormais à toutes les cultures de la terre avec leurs personnalités propres. Les échanges économiques et le tourisme font se rencontrer et communiquer des personnes d’univers très différents. Nos horizons s’élargissent.
Mais l’accès à un monde trop unifié est aussi un piège. La mondialisation est porteuse d’unification. Ne plus parler qu’une seule langue serait un formidable appauvrissement de l’expérience humaine et présenterait un risque de pensée unique. Et que se passera-t-il le jour où la nourriture, le vêtement ou le logement seront identiques à l’échelle de la planète. Ce risque nous menace. La diversité des langues et des cultures rend la communication plus difficile. Mais cette diversité est aussi une richesse que nous pourrions perdre.
L’individualisme permet un épanouissement des individus et probablement un enrichissement de ce que les uns et les autres peuvent vivre. Les destins individuels ne sont plus balisés par les collectifs d’appartenance. Chacun est invité à faire preuve de liberté. C’est une émancipation formidable.
Mais cette exacerbation de l’individualité risque aussi d’enfermer chacun sur lui-même, entre les deux écouteurs de son MP3. C’est le lien social qui risque de se distendre et la société qui risque de perdre sa boussole ou sa capacité à se diriger.
Ces tendances sont contradictoires et il serait bien prétentieux de vouloir en établir la synthèse. Bien malin qui pourrait dire de façon assurée si notre société est plus violente que celles qui l’ont précédé ou encore dire si l’intérêt général progresse ou régresse.
Mais on ne peut éluder ces questions sur l’évolution de notre société L’histoire tend à s’accélérer et les décennies récentes nous ont montré que nous ne sommes pas à l’abri de manifestations extrêmes et à grande échelle de barbarie. Le vivre ensemble avec ce qu’il représente de règles ou de représentations communes est une construction fragile et il suffit d’assez peu de choses pour que le ciment commun s’effrite et qu’une partie de la société se dresse avec violence contre l’autre, faisant disparaître toute forme de respect de la personne humaine. Le droit que nous avons construit ne nous protège pas de façon certaine. La bête peut toujours ressurgir…
Notre société nous contraint à la responsabilité et cette dernière suppose une attention lucide à tous les changements qui affectent notre environnement. Le vivre ensemble n’est pas uniquement l’affaire des relations interindividuelles. Il est tributaire des modes d’organisation de la société dans laquelle il se vit.
4 - Le vivre ensemble comme lieu de la foi.
Réussir à vivre ensemble est un enjeu fondamental à la fois au plan de l’éthique et de la politique. La vie de chacun de nous et des communautés auxquelles nous appartenons en dépend.
Mais, plus profondément encore, il me semble que ce vivre ensemble est aussi un lieu essentiel d’enracinement de notre foi en la transcendance.
Il faudrait reprendre ici ce qu’a écrit Jean Nabert sur le témoignage. Il évoque ces actes ou ces paroles d’ouverture à autrui ou de gratuité qui nous marquent pas seulement parce que nous les admirons mais plus profondément parce qu’ils déclenchent en nous une réaction ou une résonance. Nous rencontrons des personnes qui nous touchent tout particulièrement et qui réveillent en nous une force d’acquiescement qui est comme une expression de l’infini en nous. C’est la présence en moi d’une aspiration qui me dépasse et dont je sens qu’elle peut me pousser au-delà de moi-même dans une plus grande disponibilité à autrui. Il y a là un fondement anthropologique de la foi.
C’est d’une certaine façon ce qui se passe avec l’Évangile. Jésus marque ceux qu’il rencontre par ses actes et par ses paroles. Il ne provoque pas seulement un acquiescement passif mais une réaction plus profonde qui amène ses interlocuteurs à reconnaître ce qu’il y a de divin en lui et comment ce divin réveille l’infini en eux. Sa liberté de rencontre qui l’amène aussi bien vers l’establishment de son époque que vers les pauvres ou les malades – les deux figures les plus fortes de la différence – provoque la conversion. Les apôtres répondent à l’appel que Dieu leur adresse en la personne de Jésus-Christ.
Ainsi se crée le groupe des disciples relayé par la communauté plus large que formera l’Église. La conversion chrétienne est provoquée par des hommes et des femmes dont le mode de vie ou les relations qu’ils entretiennent avec les autres ont été source de conversion. Ce sont des témoins qui nous ont fait accéder à la foi et qui la font vivre à la suite de ce qui s’est passé dans l’Evangile. Avec les chrétiens qui nous ont précédés, nous n’avons pas hérité d’un traité dogmatique ou d’un code moral ou juridique mais d’une biographie. Le texte fondateur de la foi raconte une vie. C’est un récit. Et ce texte lui-même est pluriel : il y a quatre évangiles. Cela dit bien que la foi est une affaire de transmission entre les hommes avec toute la variété qui existe entre eux. Et cela signifie aussi que nous avons à transmettre cette foi à notre tour et à écrire notre cinquième évangile.
Dans son être Jésus a manifesté quelque chose qui réveille la part divine qui est en chacun de nous. Dieu se dit dans l’attitude de Jésus et dans sa façon de vivre avec ceux qui l’entourent. Et son témoignage suscite notre capacité à entretenir la même disponibilité à Dieu et aux hommes.
Certains trouvent la transcendance dans un beau paysage ou dans les mystères de la création. D’autres dans une quête de l’intériorité, dans la recherche de l’âme en s’abstrayant du monde environnant. Pour moi, la transcendance se manifeste plus dans ces occasions de forte interpellation devant un acte de totale gratuité.
La quête de l’intériorité est importante : ce sont pour moi des temps de silence et de recul où l’on essaie de diminuer les échos trop sonores de toutes les influences qui s’exercent sur nous de la part ceux que nous rencontrons ou des médias. Il importe de revenir à l’essentiel en s’abstrayant de tous les messages qui nous invitent à devenir plus riches, plus forts ou plus intelligents.
Mais ce retour en soi ne nous amène pas vers une âme qui serait une entité séparée, tout au fond de nous-mêmes. Je vois l’âme plutôt comme le réceptacle des témoignages les plus forts et les plus importants qui ont marqué profondément notre existence, à commencer par l’Évangile. Rentrer en soi, c’est essayer de redonner écho à ces témoignages en essayant de réduire le babil du quotidien. Si l’âme est présence de Dieu en nous, elle est nourrie de toutes les manifestations de Dieu qui se sont produites dans les relations que nous entretenons avec ceux qui nous entourent.