TÉMOIGNAGE DU FRÈRE PAUL

5 juillet 2015

 

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Je suis là, cet après-midi, en mémoire de Jean Volot, votre ami, mon frère prêtre de la Mission de France, mon aîné respecté de la première génération, qui a connu le séminaire de Lisieux.

En communion aussi avec Jean-Pierre, lui aussi Pingouin, dont le nom vous est sûrement familier et que certains d’entre vous ont peut-être connu.

Je pense aussi en cet instant, à la Chine qui ne me quitte pas.

Mais que dire, que choisir parmi tous les souvenirs enfouis et que je dois exhumer, parmi les impressions qui remontent ? Heureusement, je suis aidé par un document de 100 pages, écrit à une époque où je pensais publier un livre sur ma vie en Chine ; projet auquel j’ai finalement renoncé.

 

Un itinéraire

Commençons par le début. Comment le petit garçon que j’étais à la fin des années 40, qui avais le désir d’être prêtre en est-il arrivé à quitter son diocèse de Langres pour entrer à la Mission de France et à passer trente ans de sa vie en Chine.

Les années 50 sont celles du petit séminaire à Langres où a muri mon désir, où je me suis orienté vers la mission (missionnaire, mais pas missionnaire en brousse, au souvenir de mes copains d’école communale, reflet de la déchristianisation) ; découverte de la Mission de France, par un de ses prêtres venu nous prêcher une retraite de début d’année ; j’avais 15 ans. Fin du petit séminaire, je ne suis pas la voie tracée, le grand séminaire ; je m’écarte pour terminer ma scolarité et le bac, et faire à 20 ans mes 28 mois de service militaire avec ma classe ; moitié en Allemagne, moitié en Algérie.

 

Les années 60, celles du Concile, c’est le séminaire MdF à Pontigny, l’ordination en 1969 et mon envoi à Gennevilliers où d’emblée je suis, prêtre-ouvrier comme tourneur, en usine.

En 1975, j’ai alors 35 ans, opportunité de changer l’orientation de ma vie ; je formule mon souhait de partir en Chine ; feu vert immédiat.

Jusqu’en 1978, préparation : licence de chinois à Paris 8 ; puis départ en août de cette année-là.

 

26 août 1978, le grand jour

Première image de la Chine : du maïs !

Le Boeing d’Air France atterrit entre deux champs de maïs. Première réaction : effectivement, ainsi que le disent à l’unisson les observateurs de la Chine, ici on ne perd pas une parcelle de terre cultivable.

L’aérogare nous attend ; pas plus grande qu’un bureau de poste. Décidemment, la Chine est bien un pays de ce que l’on appelle encore à l’époque, le Tiers-Monde. On n’est pas loin du terrain d’aviation de brousse avec son hangar de tôles. Mais, à quelques centaines de mètres, se profile le chantier d’une nouvelle aérogare en construction.

 

« Construire ! » Ce maître mot des décennies à venir, que l’on retrouve dans les trois slogans qui vont scander la politique des trois décennies à venir.. « Construire une société spirituelle », « construire une société socialiste aux couleurs de la Chine », « construire une société harmonieuse » ou, plus banalement, construire des immeubles, des tours, des autoroutes et encore des immeubles, etc.

L’aérogare nous attend, Nous ? Qui sommes-nous ? Je fais partie d’un groupe de vingt-cinq étudiants ; dans le cadre d’un échange sino-français, nous avons obtenu chacun une bourse du gouvernement chinois. Pendant deux ans, nous allons vivre et étudier dans une université chinoise. Avec mes presque quarante ans, je fais quasiment figure d’intrus au milieu de mes jeunes compatriotes. Je n’avais pas d’autre moyen de réaliser mon projet d’entrer dans ce pays et d’y exister … peut-être.

 

Mais qu’est-ce que je fais là ? Moi qui jusqu’alors ne suis sorti de la France que pour aller en Algérie comme beaucoup de ceux qui, comme moi, avaient vingt ans au début des années soixante. Oui ! Qu’est-ce qui m’amène là ?

Un désir ! Un désir, aussi urgent qu’impérieux.

 

Un désir né pendant les années cinquante, dans l’esprit du petit séminariste adolescent que j’étais et qui rêvais de mission au loin. L’actualité nous tournait vers l’Asie. On parlait en ce temps de la guerre d’Indochine, de la glorieuse défaite de Dien Bien Phu ou encore du « rideau de bambou », de l’Église de Chine réduite au silence, des sévices infligés là-bas aux missionnaires étrangers, récits dont j’entendais la lecture au réfectoire. Désir qui s’est enfoui ensuite mais aussi nourri comme subrepticement de découvertes et prises de conscience successives : les méfaits de la colonisation en Algérie et ailleurs, les injustices, les violences subies par les pays du Tiers-Monde, mais encore les utopies gauchistes et maoïstes parties à la conquête de la classe ouvrière au début des années soixante-dix, … et puis, surtout, l’approfondissement de l’expérience missionnaire vécue à Gennevilliers (à municipalité communiste) et dans les usines de la Boucle qui allait réveiller et actualiser ce désir.

 

Les références politiques du socialisme, communisme et marxisme seront nombreuses dans ce lent cheminement intérieur et quasi inconscient qui m’a conduit là, à cet aéroport, loin de mes solidarités. Que vont devenir tous ceux et celles que j’ai laissés ? Les camarades de travail, de syndicat. Six mois plus tard, j’apprendrai que la dernière usine où j’ai travaillé, à Courbevoie, a fermé ses portes jetant sur le carreau sa centaine d’ouvriers et d’employés.

C’est bien vrai, même si la passion missionnaire est première et couvre le tout, mes motivations sont marquées aussi au coin de l’idéologie marxiste. Je viens aussi, il est vrai, à la rencontre d’un certain socialisme. Je ne sais pas encore combien cette quête sera, non pas déçue car je garde toujours par devers moi une réserve de liberté, mais remodelée.

 

Je n’ai, de la réalité chinoise, qu’une connaissance élémentaire et récente en fait. Connaissance nourrie d’une attention à l’actualité de ce pays au cours de mes trois années de préparation, de la lecture de quelques ouvrages incontournables à cette époque sur la Chine : des études socio économico politiques avec le fameux Quand la Chine s’éveillera... de Alain Peyrefitte mais aussi des récits de voyageurs ou de résidents temporaires. Je m’étais forgé, à défaut de véritables convictions, quelques idées qui s’avèreront être pratiquement toutes autant d’illusions. Malgré tout, même incomplète, insuffisante et tronquée cette connaissance me sera un outil précieux pour tempérer autant mes déceptions que mes enthousiasmes aussi vifs les uns que les autres.

 

Souvent, par la suite, on me demandera pourquoi je suis venu en Chine. Je répondrai pratiquement toujours la même chose. Mon ambition était de chercher à comprendre ce qui anime ce peuple, étranger, pour l’essentiel, à la Bonne Nouvelle et peut-être un jour d’y accomplir un service, découvrir et accueillir autant que se peut cette culture autre, gagner et partager l’amitié dans la rencontre quotidienne. Je croyais alors à l’interpénétration des cultures comme chemin de fraternité et de paix.

 

Plus tard, bien des années plus tard, avec les amis très proches, je pourrai aussi faire état de mes motivations proprement missionnaires ; je m’apprête alors à les vivre comme une expérience d’abord spirituelle que longtemps j’ai caractérisé par trois mots : prière, amitié, service. La présence effacée sera mon lot, et dans la continuité de mon passé récent de prêtre ouvrier. Je me suis préparé à des conditions d’isolement, d’anonymat à la limite de la clandestinité. Même avec l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping, les religions sont encore maintenues sous l’étouffoir, d’où grande prudence pour ne pas apparaître, peu ou prou, comme un missionnaire étranger et donc risquer l’expulsion. Je n’ai pas d missel et n’ai apporté dans mes bagages pour tout ouvrage religieux, qu’une Bible de poche dont j’ai volontairement détruit la couverture.

 

Aurai-je la possibilité de célébrer l’eucharistie ou serai-je soumis au jeûne ? J’ai mémorisé le rituel de la messe avec la prière eucharistique 2 – des frères et sœurs en France célèbreront souvent avec cette même prière en communion avec moi. C’est probablement dans ce domaine de la responsabilité missionnaire que, les années passant, la perception des engagements possibles et nécessaires va évoluer. Viendra en effet le temps de se révéler, de se dire. Dans le document auquel je faisais allusion à l’instant, deux chapitres, très symptomatiques, s’intitulent De l’anonymat …. À la transparence !

Missionnaire avant tout, donc.

Mais autrement que tous ceux qui dans les siècles passés ont défriché cette terre et dans la lignée desquels j’aime à me placer. Ces missionnaires d’autrefois arrivaient ici pour toute une vie, pour ne plus jamais repartir. En avril de l’année 2007, j’ai visité un site particulièrement émouvant : un cimetière, lieu de mémoire de ces prêtres, religieux et religieuses qui avaient conscience d’avoir répondu à un appel ; les stèles parlaient de vies entières de pasteurs au service de cet appel, mais aussi de vies de jeunes femmes, religieuses fauchées par les maladies exotiques, à peine arrivées. La situation a bien changé. La facilité des communications permet des retours réguliers en France, retours de mission dit-on.

 

Dans cette lignée donc de ces hommes et ces femmes qui depuis le XVIIe siècle ont été envoyés pour semer les graines des communautés chrétiennes d’aujourd’hui. Il faudrait évoquer ici les grandes figures de missionnaires de ces temps passés, Matteo Ricci, Vincent Lebbe… Confusément, je viens donc au devant d’un accueil, de la même manière que, près de dix ans auparavant, je suis allé à la rencontre du monde du travail en classe ouvrière. Il est malgré tout un point sur lequel je rejoins ces glorieux prédécesseurs acteurs de la mission, une solidarité même. Comme eux, je suis venu pour durer !

 

Conditions de vie

Quelques mots sur la situation du pays.

Évocation d’abord de l’année noire de 1976 :

Tremblement de terre de Tangshan, dont je verrai encore des traces à Tianjin. Mort des trois grandes figures historiques de la révolution maoïste, Mao Zedong, Zhou Enlai et Zhu De.

Ascension de Deng Xiaoping qui lance son vaste programme qui se résume en deux mots : réforme et ouverture.

Vont suivre ce qu’on pourrait appeler les trente glorieuses qui font de la Chine bientôt la première puissance mondiale.

La Chine reprend sa place dans le concert des nations.

 

Pour moi, après le temps des études (2 ans, j’achève la maîtrise de chinois), vient le temps du travail. Assez vite, je trouve un poste d’enseignant de français langue étrangère dans une université à Pékin. Je vais rester 13 ans dans cette ville, avec trois changements d’établissement, puis 5 ans à Wuhan et finalement 8 à Chongqing. Au total donc, 26 années d’enseignement, de 1980 à 2006 (date de mon dernier contrat).

Mon statut est celui d’expert. Est dénommé ainsi, tout étranger travaillant sous pleine dépendance de l’administration chinoise.

 

Dans l’enseignement du français, les experts sont recrutés directement par les départements de français des universités et instituts. J’ai donc été recruté comme expert et le suis resté tout au long de ma carrière d’enseignant de français langue étrangère. La principale caractéristique de ce statut est la précarité puisque le régime est celui du contrat annuel, renouvelable certes, mais c’est la non-reconduction unilatérale du contrat en cours qui marque, en général, le terme d’une présence. On imagine aisément la frustration ressentie par quiconque désire tenter une intégration, toujours très relative, bien aléatoire sans la durée.

 

Autre élément de précarité, les conditions financières de ces contrats. Si le salaire perçu permettait une certaine aisance des conditions de vie quotidienne, la cotisation volontaire de retraite au régime général de la Sécurité sociale française m’obligeait à de sérieuses restrictions.

Cette précarité du statut, obstacle à une véritable collaboration au sein des structures de travail, s’est toutefois avérée relative, au moins à partir des années 1990 puisque, grâce à la reconduction de mon contrat quasi automatique pendant cinq ans à l’Institut de l’automobile de Wuhan et même de huit ans dans mon dernier poste à Chongqing, j’ai pu jouer un rôle actif et gratifiant dans les efforts entrepris pour la rénovation de la pédagogie. Là encore, les relations avec les collègues et responsables chinois s’en sont trouvées améliorées.

 

Dans ce passage à la condition d’enseignant, j’allais m’apercevoir très vite que la vie professionnelle m’introduisait dans un nouveau type de relation. Aimant par nature le débat, et pratiquant volontiers la controverse, je n’hésitais pas, en général, à intervenir dans des discussions sur des sujets dits sensibles, touchant par exemple à la politique ou aux relations entre Chinois et étrangers. Je n’avais fréquenté, jusqu’alors, que des amis choisis avec qui ces discussions étaient possibles et même facilitées, d’une certaine manière, du fait que ceux-ci épousaient mes points de vue critiques qu’ils amplifiaient même parfois ; il m’arrivait de tempérer leurs ardeurs contestatrices. Les choses allaient changer pour une raison simple que je compris rapidement : comme professeur, susceptible d’avoir, par mes propos ou mon comportement, une certaine influence sur nos étudiants, je me devais d’épouser le discours officiel. Lorsqu’un collègue prenait le temps de débattre avec moi, c’était en général pour me faire admettre le bien fondé de tous les choix et décisions que nous devions mettre en œuvre.

 

L’activité professionnelle m’a donc fait percevoir peu à peu les devoirs de réserve inhérents au statut d’étranger. En Chine, les choses ont au moins l’avantage d’être claires. Etranger on entre, étranger on reste. Mais peut-être est-ce le lot de tout immigré dans quelque pays que ce soit !

Malgré tout, je dois à la vérité de reconnaître que j’ai toujours bénéficié d’une grande confiance de la part de mes employeurs qui me laissaient une large liberté pour mes choix pédagogiques. S’il m’est arrivé de me réfréner dans l’usage de cette liberté accordée, c’était essentiellement dans le souci de ne pas me couper des collègues chinois, en semblant leur faire la leçon sur leurs propres méthodes pédagogiques. Et de fait, la confiance réciproque ne s’est jamais démentie.

 

Donc vie scandée essentiellement par le travail ; j’étais parfois à la limité de la surexploitation.

Malgré tout, j’ai aussi mené une vie personnelle qui m’ouvrait à d’autres relations que je ne ferai qu’évoquer : voyages, rencontres au hasard de promenades, dans les restaurants de quartiers, etc.

Avant de poursuivre, vous dire mon grand embarras, ma perplexité pour la suite. Ne pouvant tout aborder, il me fallait choisir. Parler des étudiants et de mes relations avec eux, ou présenter les grands thèmes qui orientent ma réflexion. Je vous avoue que j’ai choisi à pile ou face

Ce sera donc les grands thèmes : la rencontre, le dialogue, l’hospitalité.

 

La rencontre

De quoi parle t-on quand on dit : « aller à la rencontre de l’autre ».

Je vous livre, de manière brute, deux rencontres que j’ai vécues.

Un après-midi de mars 1992, grâce à l’entremise d’un étudiant qui le servait alors en tant qu’assistant, j’ai pu obtenir un rendez-vous du professeur Sheng Cheng. Il vivait retiré dans l’Institut des Langues de Beijing où j’étais moi-même en poste depuis plusieurs années. Je considérais comme une chance et un privilège d’être reçu par cet homme, qui devait s’éteindre quelques années plus tard, à l’âge de quatre-vingt-dix sept ans. Commencé avec le vingtième siècle, son itinéraire l’avait conduit par deux fois en France où il avait au total passé la plus grande partie de sa vie. Ami de Paul Valéry et André Gide au temps de sa jeunesse dans les années vingt, lors de son premier séjour, il était revenu en France, invité personnel du Général de Gaulle, pour un second séjour de onze ans, de 1965 à 1976, attention délicate de la part du Général, qui avait ainsi épargné à cet intellectuel les plus dures épreuves des dix années noires de la Révolution culturelle et du temps de la Bande des Quatre.

 

J’attendais beaucoup d’une entrevue avec ce maître éminent aussi parfaitement imprégné de la culture française que de la sienne propre. Je me présentai donc à son appartement anonyme, d’un immeuble que rien ne distinguait des autres de ce quartier de l’Institut réservé aux professeurs. Aujourd’hui, je suis venu non dans le but d’établir une relation mais simplement d’écouter un homme qui lui aussi a fait le choix d’un exil dans un pays lointain et d’une plongée dans une culture, une tradition tout à fait étrangère à la sienne propre. Je me présente ; puis, par quelques questions simples, tente d’orienter mon hôte vers un récit de son expérience, de son histoire.

 

Mais Monsieur Sheng contourne ma curiosité et très vite m’interroge sur mes propres motivations : qu’est-ce qui m’a amené à ce choix de vivre et travailler en Chine, sans aucune sécurité ; quel est mon but. La question n’était pas nouvelle pour moi ; elle m’était même posée régulièrement par des étudiants ou des gens rencontrés au hasard de mes promenades. Chaque fois, je tentais de situer ma présence dans le cadre de la rencontre interculturelle, du nécessaire dialogue entre les peuples, avec la conviction de participer ainsi à la recherche de compréhension réciproque, pour une contribution modeste à la construction de la paix.

Ce disant, en occultant ma référence à Jésus-Christ comme révélation ultime sur l’homme, centrale dans ma vie, j’avais bien sûr le sentiment de ne pas me dévoiler tout à fait ; pendant longtemps, j’en ai même éprouvé une certaine incomplétude, proche de la mauvaise conscience ; j’avais encore du chemin à parcourir avant de me défaire de ce souci de transmettre quelque chose de l’ordre de la foi et de me mettre simplement en position d’accueil, conversion qui est et sera, je pense, toujours d’actualité. Quoi qu’il en soit, les réponses que j’offrais à la curiosité de mes interlocuteurs semblaient, sinon les convaincre du moins les satisfaire provisoirement.

 

Elles avaient en tout cas pour effet, en général, de clore le dialogue qu’au contraire j’espérais ouvrir. Devant Monsieur Sheng, je déroulais donc à nouveau mon argumentation habituelle avec l’espoir de revenir à lui, à son histoire de toute une vie, à son enseignement que j’étais avide de recevoir. Monsieur Sheng, ne m’a pas interrompu un seul instant, puis il s’est redressé sur son siège, a tourné le visage vers moi, m’a regardé franchement et m’a dit calmement, d’une voix quasi neutre, je veux dire sans expression de sentiment particulière : « Le dialogue, ah oui ! Il est nécessaire et important. Mais la rencontre, la rencontre ! Il y faudra du temps, des siècles peut-être ! » Réflexion désabusée, désenchantement de qui a trop vécu, leçon à mon enthousiasme « juvénile » ! Aucun de ces sentiments ne m’a effleuré.

 

Cela rejoignait trop, pour me surprendre, d’autres réflexions entendues ou lues, convaincantes selon moi, sur la patience géologique ou l’avancée millimétrique dans les relations humaines interculturelles. Ainsi donc Monsieur Sheng m’invitait à placer la rencontre dans un au-delà du dialogue, même si bien sûr on peut concevoir plusieurs niveaux de rencontre ; nul dialogue n’est possible sans une rencontre première, mais aussi, pourquoi le dialogue, à quoi est-il ordonné ? Qu’est-ce que cette rencontre à laquelle Monsieur Sheng me recommandait de ne pas espérer, qui n’est même pas à vue humaine ? La fusion des cultures en une seule Humanité ? La communion parfaite et instantanée des esprits et des cœurs ? Qu’est-ce que cette utopie si elle n’est autre que l’avènement en espérance du Royaume promis par les Ecritures ? N’est-elle pas qu’une fuite en avant ? Ne peut-on en avoir sinon un avant-goût, du moins comme un signe ?

 

Le signe ? Je l’ai peut-être reçu lors de cette seconde rencontre.

L’évocation de cette rencontre réveille en ma mémoire une autre expérience tout aussi marquante. C’était au printemps 1999, j’avais donc mis à profit une semaine de congé à l’occasion du 1er mai pour répondre à l’invitation d’une ancienne étudiante qui habitait quelque part dans une région montagneuse de l’ouest du Hunan. C’était une plongée dans la Chine profonde. J’ai ainsi passé quelques jours chez cette amie ; en fait elle occupait avec son mari et sa fille une partie de la maison traditionnelle et familiale de sa belle famille.

 

Dans ce bourg de montagne, qui vivait encore au rythme de nombreuses traditions, il était d’usage, au petit matin, avant l’heure du travail, de s’en aller par groupes d’âge, à travers les bois vers l’un ou l’autre des sommets qui surplombaient la vallée. Je ne demandais qu’à participer à cette « activité » et me joignis au groupe des personnes âgées en compagnie de la belle-mère, de ma génération sinon même tout à fait de mon âge. Ne pouvant prendre part aux discussions animées de ce groupe, en dialecte local, je me morfondais quelque peu, d’autant que la progression était d’une lenteur fatigante. Mon hôtesse me recommanda de partir en avant, m’assurant que je ferais, au sommet la rencontre d’un Maître Wang qui ne manquerait pas de m’intéresser.

 

Je quittai donc le groupe et me retrouvai assez rapidement sur un petit sommet occupé par une clairière où quelques habitués du Taijiquan se livraient à leur exercice matinal. Je repérai assez vite ce Maître Wang, à la tenue de soie blanche que l’on m’avait décrite. N’ayant pas encore perdu la mémoire des mouvements de cette méditation si particulière du corps dont j’avais été adepte pendant une dizaine d’années, je me mis au diapason de ces quelques pratiquants du « sishibashi » – c’est-à-dire : 48 mouvements – à proximité de ce Maître Wang. Je le vis abandonner son état de concentration intérieure pour porter son attention sur mes mouvements qu’il accompagna des siens propres en les accentuant, pour me guider. Cela ne dura que quelques minutes, dans un silence que je n’osais briser ; je me sentais partie et tout de cet ensemble espace-temps harmonieux et vivant.

 

Le groupe que j’avais quitté nous rejoignis, rompant non pas le charme car il ne s’agissait pas de cela, mais bien de quelque chose de l’ordre de la communion. Etait-ce un signe de la rencontre à laquelle Monsieur Sheng avait tenté de m’ouvrir ? Rien ne s’était dit, dans le silence de ce sous-bois. Tout avait été dans l’attention réciproque, dans les gestes, un peu comme lors de la Visitation, cette première rencontre entre les cousins Jésus et Jean-Baptiste encore portés par leur mère respective, Marie et Elisabeth et qui manifestèrent leur joie d’un simple tressaillement. L’essentiel de la rencontre m’était apparu là du côté du silence, comme espace habité.

 

Le lendemain, je partis plus tôt, plus vite pour retrouver ce Maître qui m’avait tant manqué dans mon approche du Taijiquan et m’entretenir quelques instants avec lui ; mais que dire en quelques minutes ; je ne trouvai pas les mots qui auraient fait jaillir … ! Quoi, au fait ? Une révélation !

Une autre expérience de rencontre, avec un Maître en arts martiaux m’a fait comprendre que, sauf à m’enfouir définitivement dans la Chine profonde, je n’aurais à jamais la chance d’approcher l’intime, l’essentiel, faut-il dire le « dao » de la pensée chinoise. Monsieur Sheng avait bien raison de m’inviter à la patience, à l’acceptation contingente du temps.

 

Dialogues

La condition d’étranger invité dans un pays tel que la Chine exclut tout engagement concret dans la vie sociale et encore moins politique. Faute de compagnonnages dans l’action et la vie militante, l’essentiel de la relation se noue forcément dans les rencontres fortuites ou recherchées, dans les conversations avec les uns et les autres, dans l’accueil, l’écoute, au cours de dialogues qui peu à peu permettent les confidences et construisent de belles et fidèles amitiés.

On aimerait pouvoir rendre compte de toutes ces amitiés, des confidences reçues avec ferveur, afin de montrer comment peu à peu le dialogue se précise pour un jour toucher à l’essentiel, jusqu’au partage des raisons d’aimer et d’être, de la quête de soi dans ses dimensions spirituelles. Mais la confiance reçue et acceptée de mes interlocuteurs, la prudence qui s’impose malgré les évolutions idéologiques réelles du pouvoir m’oblige à une grande discrétion.

Un exemple donnera malgré tout une idée de la richesse des dialogues possibles. A l’époque où je ne pouvais guère recevoir chez moi en raison des tracasseries diverses qui mettaient obstacle aux visites, je prenais la plupart de mes repas dans quelques petits restaurants où j’avais mes habitudes, et il n’était pas rare qu’un client vînt spontanément s’asseoir à ma table pour engager la conversation.

 

Ainsi, par exemple, un homme d’une trentaine d’années à l’allure d’employé me dit un jour qu’il m’avait repéré depuis un moment et qu’il attendait le moment favorable de m’aborder. Il savait même où j’habitais et travaillais. Puis il me posa une question directe : « Est-ce que tu serais pas chrétien ? » puis il se lança dans une diatribe sur le régime communiste qui, selon lui, étouffe les valeurs spirituelles. Je lui rétorquai que nos sociétés marchandes de consommation n’offrent guère plus de garantie d’épanouissement de ces valeurs. Il eut alors cette remarque : « Et donc, vous, chrétiens, ne pouvez être à l’aise nulle part au monde ! » On n’était pas loin du « être dans le monde sans en être » ! J’aurais aimé poursuivre cette conversation, lui dire que je croyais toujours possible de construire des espaces humains où le chrétien et même tout simplement, tout un chacun peut vivre pleinement la communion avec des frères. Dans le cadre de ce restaurant où rien n’invitait à l’intimité voire simplement à la discrétion, en quelques instants, nous avions atteint un seuil, celui de l’incommunicable, celui que pendant vingt ans j’ai appelé de « l’impossible annonce ».

 

J’ai connu, heureusement, d’autres situations permettant l’intimité, l’invitation à aller plus avant dans la confidence d’un dialogue moins frustrant. Des visages me viennent à l’esprit que je ne puis même évoquer, faute de temps.

Il n’est jusqu’aux événements de ma vie personnelle qui n’aient, une fois ou l’autre, conduit à ces dialogues forts. Un jour de décembre de l’année 1996, me parvint l’annonce de la mort brutale et tragique d’une de mes sœurs, âgée de 54 ans. Je décidai immédiatement de rentrer en France pour accompagner ma famille et partager avec elle le deuil. Le soir précédant mon départ, trois étudiantes vinrent chez moi, pour me consoler disaient-elles. Nous avons pris le temps de préparer un repas, puis de dîner ensemble. Nous avons prolongé notre soirée par une sorte de veillée sur la mort. Elles étaient trop jeunes pour avoir connu déjà la déchirure du départ d’un être vraiment cher et comme indispensable. L’une pourtant évoqua la mort d’une de ses grand-mères. Elle parla longuement de la peine qu’elle avait ressentie mais aussi du contraste qu’elle ressentait entre la paix et la sérénité de notre échange et les déchirements, les cris qu’elle avait partagés alors avec ceux et celles de son entourage familial. À mon retour, une dizaine de jours plus tard, toutes trois étaient encore sous le coup de l’émotion apaisante que nous avions vécue ensemble.

Des voies multiples ont conduit à ces dialogues. L’une s’interrogeait sur la puissance de la Bible, ce livre à l’origine d’une civilisation toujours aux avant-postes dans l’histoire de l’humanité. Telle autre, était prise par la beauté architecturale des cathédrales et aurait aimé comprendre comment une musique religieuse entendue lors d’un concert à l’église de la Madeleine avait pu la saisir au point qu’elle s’était mise à pleurer. D’autres s’interrogeaient t sur la pertinence du Bouddhisme, du Taoïsme.

 

En terminant l’écriture de ce texte, j’ai sous les yeux une photo prise le 7 juillet 2008 dans un parc de Beijing. J’achevais un voyage de deux mois qui m’avait conduit aussi à Wuhan et Chongqing pour marquer la fin de ma présence en Chine comme résident habituel et inaugurer un autre mode de relation avec tous les amis et connaissances. Nous étions réunis, le temps d’un pique nique avec huit anciennes étudiantes, habituées de la petite communauté que j’ai évoquée à l’instant ; elles étaient venues pour un au revoir, accompagnées de leurs maris, leurs enfants et même, pour certaines de leurs propres parents. Nous étions une petite trentaine. Trois générations réunies par une commune amitié, riche déjà d’une véritable histoire. Une communauté, élargie, en quelque sorte !

 

Hospitalité

Il m’arrive de dire, sous forme de boutade, que je ne me définis pas comme envoyé. Ce terme d’envoi ne me semble pas pertinent pour rendre compte de mon aventure chinoise, pas plus au demeurant que celui d’appel qui supposerait l’existence d’une force d’attraction plus ou moins mystérieuse. Je n’ai jamais compris mon désir de vivre en Chine, si impérieux qu’il fût, comme l’effet d’un « magnétisme » particulier à ce pays. Plus prosaïquement, j’aime parler d’attention à un environnement humain, à une histoire ou encore de fidélité à des réalités fortes, celles d’un temps, celles des années 1950, puis 60 et 70, comme de toujours. Voilà ce qui m’a conduit depuis mon enfance, dans la mise en œuvre d’une intention toujours plus ferme et joyeuse à suivre Jésus. Mes engagements vécus au quotidien me ramenaient régulièrement à la Chine, ce pays si peu touché par la Bonne Nouvelle. A l’évidence, c’était là que je devais aller.

 

Par contre je me reconnais comme un hôte, un accueilli. Impossible d’ailleurs d’échapper à ce sentiment dans un pays comme la Chine qui dès le huitième siècle, ainsi que nous l’indique la stèle de Xi’an, accueillait le christianisme, cette religion « resplendissante, lumineuse », signe d’une ouverture.

Comment ne pas éprouver la volonté d’hospitalité – jusqu’à la caricature – dans ce pays où, comme je l’ai expérimenté, tout rappelle, à tout moment, notre condition d’étranger, invité et reçu certes, mais d’abord d’étranger.

Cela commence dans la rédaction même du contrat de travail où il est question d’« invitation dans un esprit d’amitié » et non de « recrutement », « embauche », où l’esprit de coopération et de respect mutuel est souhaité, où les termes juridiques habituels sont soigneusement gommés pour leur froideur. Cela se poursuit avec l’attribution de conditions d’hébergement, pendant longtemps bien meilleures que celles des collègues chinois, dans le souci constant de sécurité afin d’assurer l’intégrité de nos personnes. Il arrive même que l’excès d’attention devienne insupportable, et de nous rappeler alors que le terme « otage » a la même origine que « hôte », le « host » indoeuropéen, radical d’une famille fort riche où l’hôtel côtoie l’hôpital et où « l’hospitalité » tente de faire bon ménage avec « l’hostilité ». Réalité ambigüe inscrite dans le paradoxe des mots.

 

Malgré tout, l’accueil ne s’est jamais démenti, à chacun de mes déplacements et visites, en particulier dans des familles d’étudiants. On se décarcassait pour m’accorder le meilleur alors que les conditions d’habitation de ces familles pouvaient être pour le moins modestes. Si en général mes hôtes se serraient dans une seule chambre pour me laisser l’usage d’une pièce, il est arrivé aussi que la répartition se fasse par sexe et que je me retrouve en compagnie d’un père ou d’un mari.

Très souvent je partageais en toute simplicité les habitudes des maisons où je passais, y compris pour l’usage des lieux d’aisance, parfois très sommaires comme dans un village près de Zunyi au Guizhou, où je me suis trouvé en compagnie du cochon puisque le lieu en question se trouvait contigu de la soue, bonne occasion de me rappeler le réalisme cru de l’idéogramme représentant le foyer abritant une famille et la famille elle-même : « le porc coiffé d’un toit » ! La toilette était aussi l’occasion de ce partage intime, les appartements étant souvent dépourvus de douche voire même de l’eau courante. On me préparait alors une cuvette d’eau tiède pour le débarbouillage et le rasage sous les regards amusés de mes hôtes et hôtesses soucieux et soucieuses que rien ne me manquât, mais surtout curieux, je pense, de découvrir comment un étranger pratiquait ces gestes quotidiens.

 

L’accueil conduit aussi certains à des agissements pour le moins surprenants, comme une autre fois où une jeune vendeuse d’un grand magasin de bourg a tout bonnement bouclé son rayon de chaussures et quitté son travail pour m’accompagner toute une après-midi jusqu’au retour de sa sœur, une étudiante que je venais visiter ; si le soir la maman a cru bon de gronder sa fille pour ce manque de conscience professionnelle, c’était visiblement sans grande conviction, le devoir d’accueil étant prioritaire.

Il y a encore les mille gestes d’attention que l’on finit par ne plus remarquer tant ils font partie du quotidien ; ainsi lors de mes voyages en province, ma qualité d’étranger parlant chinois me valait souvent le privilège, dans les petits restaurants, d’un bol mieux garni que celui des autres clients.

Et puis, il est des expériences qui restent pour moi des moments forts où j’ai bénéficié de cette hospitalité.

 

Ainsi, en 1998 ; encore une fois, je me trouvais dans ce lieu déjà évoqué de la Chine profonde, quelque part dans les montagnes de l’ouest du Hunan. J’étais accueilli dans la famille d’une étudiante ; appelons-la Sylvie. Relativement aisée, la famille occupait une maison ancienne, classique, conçue pour accueillir les membres de trois ou quatre générations. Les propriétaires du lieu n’avaient pas estimé nécessaire de s’équiper en installations modernes. Venant de Wuhan, le voyage en siège dur m’avait fatigué ; il avait duré près de vingt-quatre heures, en train de nuit d’abord, puis en car, en voiture à cheval pour finir. Après le repas du soir, nous nous trouvions dans la pièce principale.

 

Nous avions pris place, mon étudiante, sa fille et moi sur une banquette et face à nous, les beaux-parents. Je me souviens que la conversation portait sur Shen Congwu, un écrivain, personnalité locale ; la soirée s’achevait, et l’on me demanda si je souhaitais prendre un bain de pieds chaud avant de me coucher, pour me délasser des fatigues de mon voyage. Volontiers ! Répondis-je et je m’attendais qu’on me donnât une thermos d’eau chaude avant que je me retire dans la chambre qui m’était destinée et où j’avais remarqué le nécessaire habituel de toilette, une cuvette, une savonnette et des serviettes, le tout posé sur un trépied en bambou. C’est alors que Sylvie se leva, alla chercher une cuvette qu’elle disposa devant moi. Je compris donc que j’allai devoir prendre ce bain de pieds, là, devant mes hôtes.

En versant de l’eau chaude, accroupie devant moi, Sylvie me fit comprendre qu’elle voulait elle-même me laver les pieds. Je protestai, mais elle insista et je ne pus que me laisser faire. Elle me massa un moment en silence les plantes et les chevilles puis m’essuya. Ce faisant, elle était, je pense, bien dans son rôle de belle-fille, comme déléguée de toute la famille pour accomplir ce geste d’hospitalité et de bienvenue. Il est facile d’imaginer que spontanément j’évoquais en pensée la scène de Marie Madeleine baignant de parfum et de ses larmes les pieds de Jésus. La situation, bien différente, appelait une interprétation complexe, qu’aujourd’hui encore je n’arrive pas tout à fait à décrypter.

 

Plutôt que de vivre l’instant, dans toute sa gratuité, je me posai mille questions : quels sentiments voulait exprimer cette jeune femme qui, quelques années auparavant, avait été une étudiante différente des autres ; déjà âgée de plus de trente ans, diplômée d’université, ingénieur en mécanique, elle était arrivée comme auditrice libre ; nous avions entretenu une relation d’adultes ; admirative, elle avait toujours cherché à devancer mes besoins. Quelle intention habitait mes hôtes, ce couple de gens de mon âge ? Il me fallait, il me faut encore apprendre à recevoir l’hospitalité jusque dans le plus inattendu des gestes, des regards. Apprendre à devenir un hôte véritable.

Il resterait à prospecter l’autre face de l’hospitalité, celle de l’hôte accueillant. Le statut de professeur étranger, résidant à l’intérieur des campus, favorise a priori le passage des étudiants, des collègues et même d’amis extérieurs à l’école. Depuis mon arrivée à Wuhan, en septembre 1993, j’avais pris l’habitude d’ouvrir ma porte et ma table ; mes visiteurs ne se privaient pas de cette facilité offerte. Ils venaient soit seul, soit à quelques-uns ; ils profitaient du confort du canapé ou des fauteuils du salon, de la télévision et du magnétoscope pour visionner des cassettes vidéo. Je veillais simplement que ce fût pour pratiquer autant que possible le français. Ces visites étaient parfois furtives mais souvent se prolongeaient ; je ne mettais qu’une limite à ces présences : le respect de mon propre rythme de vie ainsi que celui de la pièce qui me servait de chambre et d’oratoire, ce qui était accepté, je crois. C’est au cours des conversations, des échanges qui nous occupaient alors que se sont nouées les relations amicales qui perdurent aujourd’hui.

 

Seuls ces visiteurs pourraient se prononcer sur l’hospitalité dont ils ont bénéficiée. Pour ma part, je constate en tout cas que la position de l’hôte qui accueille a marqué une véritable révolution dans mon comportement vis-à-vis de l’autre. Dans ma vie antérieure, à Gennevilliers, le travail, les responsabilités, les nombreuses et diverses occupations ne me laissaient que très peu de disponibilité. Je n’avais guère, le loisir d’inviter et de me laisser inviter, au-delà d’un cercle finalement assez restreint. Peut-être aurais-je même pensé, à l’époque, que c’eût été voler du temps à mes engagements bien plus « importants », voire plus gratifiants en ce qu’ils me donnaient l’assurance d’une certaine efficacité et surtout de mon utilité.

Quoi qu’il en soit, l’expérience de l’hospitalité est multiforme. Même si j’ai aussi connu l’expérience du risque encouru par la rencontre de l’autre en pays étranger, parfois même du refus de l’accueil, du rejet, je recevais autant sinon plus que ce que je donnais, en ouvrant ainsi ma porte. Dans des moments de doute existentiel, ces amis chinois étaient prêts à bouleverser leurs conditions de vie quotidienne pour m’aider, pour m’accueillir. Aurais-je été capable de la même générosité ?

 

Puis-je dire enfin que dans toute rencontre en hospitalité se noue aussi la rencontre du Seigneur. Il est trop clair que la démarche de l’accueil est centrale dans l’évangile, dans le comportement de Jésus. Elle consiste à reconnaître l’autre, mon étranger, comme un frère, une sœur, c’est-à-dire un compagnon, une compagne de route vers l’absolu. Dans ce désir de réciprocité, accueilli ou accueillant, je me suis senti parfois comme à nu, totalement dépendant d’une présence bienheureuse. Louis Massignon, expert en rencontre de l’étranger, si l’on peut dire, exprimait bien ce sentiment né d’une attitude proprement évangélique : « L’étranger qui m’a pris tel quel a transformé ma tranquillité relative en misère de pauvresse ». Je crois, je sais que ce compagnonnage des esprits et des cœurs est habité de l’Esprit qui va jusqu’à susciter la prière : « Prions pour notre cher Jacques ! » avait écrit Mariette, une ancienne étudiante devenue professeur de français, sur son adresse MSN, alors que j’étais hospitalisé après mon AVC, amie qui, pour tout sentiment religieux, avait reconnu devant moi un jour une vague attirance pour le Bouddhisme.

 

C’est finalement l’expérience de l’accueil accordé après celui reçu ou parfois refusé, qui peu à peu m’a dicté une démarche d’hospitalier, dans la gratuité et le respect. Je ne vis plus dans l’ordre prioritaire de l’utilité ou de l’efficacité. En fait, c’est bien à travers ce passage que je dois lire ces trente années. J’ai Longtemps parlé de service désintéressé pour dire le cœur de mon ouverture aux autres. Je ne renie pas l’expression, bien dans la ligne de ce que j’avais vécu comme prêtre-ouvrier. Mais au-delà, je suis peu à peu entré dans un autre monde, celui de l’accueil et du don, tous deux échangés. Aujourd’hui, je sais que rien de cela n’est acquis, qu’il est possible de vivre aussi le refus dans la liberté de l’amour. C’est pourquoi, à ces termes de « don » et d’« échange », je préfère ceux de « prêt »et de « partage », expression de la gratuité totale, quand plus rien n’appartient à personne.

 

Lorsqu’à présent j’essaie d’articuler ces mots de rencontre, dialogue et hospitalité qui viennent assez spontanément pour rendre compte de la relation vécue, approfondie au cours de ces trente années, il me semble pouvoir dire ceci : l’hospitalité m’apparaît comme le lieu du dialogue qui permet, certes, de recevoir mais aussi de transmettre ce que j’ai reçu. Elle est comme la démarche qui humanise la rencontre de l’étranger, la rencontre d’étrangers les uns aux autres. Elle est l’environnement naturel du dialogue.

 

1989

La relation des événements de Tian an men dans mon Journal commence au 21 avril.

Ce jour-là, un étudiant, appelons-le Thomas, d’ordinaire souriant, au doux visage d’adolescent heureux, apparemment épargné des tourments habituels à cet âge, a la mine sombre, triste, et pour tout dire, douloureuse. Arrive enfin la sonnerie qui marque la fin du cours ; je me dirige vers Thomas qui, n’y tenant plus de trop de chagrin, me tombe dans les bras, en pleurs.

« Monsieur ! Ils ont frappé ! La police du peuple a battu le peuple ! »

Thomas, pour la première fois, venait de vivre la dure expérience de la violence policière et de la répression d’une manifestation étudiante tout à ait pacifique.

Prélude à la nuit du 4 juin, cet événement a été déclaré quelques jours plus tard, mouvement contrerévolutionnaire, soit la qualification négative la plus grave dans la terminologie marxiste et maoïste.

 

Je pourrais ainsi continuer la relation de ces semaines en recopiant simplement les notes prises jour après jour. La montée du mouvement, les manifestations, les défilés monstres, l’occupation de la Place, la grève de la faim – Thomas en a été, en compagnie de quelques autres de notre université. Ce Journal, confié avant le 4 juin à un visiteur ami qui rentrait en France, s’arrête au dimanche 28 mai, en la fête de la Trinité. Je ne devais le reprendre que début septembre. Cette interruption est symptomatique, je crois, du pressentiment qui m’habitait alors : le dénouement ne pouvait être que tragique. Le mouvement s’était acquis la sympathie active de la population de Beijing ; il avait fait des émules dans d’autres villes ; le pouvoir se sentait bafoué, il avait perdu la face. Aucun pouvoir dictatorial, ne se sort de ce genre de situation autrement que par la force. La chute pacifique du mur de Berlin, quelques mois après Tiananmen, reste une exception dans l’histoire des répressions sanglantes commises par les régimes communistes. Cette « hésitation » de Honecker serait due, dit-on, à un appel de Gorbatchev à ne pas faire tirer les vopos, lui qui avait été témoin, en avril, de l’ampleur et de la force du mouvement populaire de Beijing ; … au risque de l’écroulement de l’URSS et de ses pays satellites.

 

Tout le monde a vu cette image d’un jeune homme dressé face aux chars. Image parlante, image reproduite, … et mille fois vendue !

Je pense souvent à une autre image, dont je possédais une reproduction, volontairement détruite le 8 juin. Photo prise le 22 avril, jour des obsèques de Hu Yaobang. On y voit l’immense escalier qui, de la Place Tiananmen, conduit au Palais de l’Assemblée du peuple ; au pied de l’escalier, les étudiants, en rangs serrés ; en haut, un cordon de police barrant l’entrée aux portes vitrées du Palais ; et au milieu des marches, à genoux, mains levées pour présenter respectueusement les doléances des étudiants, trois délégués.

Appel, geste de soumission qui n’aurait pas laissé insensible un empereur et que n’ont pas su comprendre, accueillir, les trois mille détenteurs de pouvoir seuls admis au grotesque hommage à un compagnon renié, rejeté. Dès ce moment, les jeux étaient faits ; de ce moment, on aurait dû comprendre que le dialogue n’aurait jamais lieu. Et c’est cela qui est étonnant : malgré tout, contre l’évidence, les étudiants, puis la population y ont cru jusqu’au bout, jusqu’au massacre.

 

Après l’issue dramatique de ce printemps de la jeunesse chinoise, j’avais pris deux engagements. Le premier concernait mes étudiants les plus proches d’alors. Dans les jours qui ont suivi la nuit du 4 juin, le campus s’est rapidement vidé. Il n’était bien sûr pas question de reprendre des cours interrompus depuis de nombreuses semaines. La plupart des étudiants sont alors partis rejoindre leurs familles, sauf ceux de quatrième année qui devaient recevoir leur diplôme de fin d’études. Attente anxieuse. Allait-on priver certains de ce sésame d’entrée dans la vie active, à titre de punition pour leur participation trop active, trop visible aux événements ? Dans un mouvement d’empathie, j’avais d’emblée promis à la douzaine de mes étudiants concernés de ne pas les quitter avant cette remise de diplôme. L’attente a duré un mois.

 

Nous avons donc vécu ensemble ces quelques semaines dans une intimité facilitée par une discipline de beaucoup relâchée. Et je ne suis pas près d’oublier nos adieux, le 5 juillet, devant la gare investie par l’armée. J’étais accompagné de ce qu’il restait de cette classe, des filles uniquement ; des deux garçons, l’un avait quitté Beijing sans attendre son diplôme, l’autre, était puni et devait rester à l’institut pendant une année supplémentaire. Les soldats en faction se souviennent-ils aujourd’hui de cette bande de « gamines » embrassant sous la pluie leur étranger de professeur ? La scène avait quelque chose d’irréel à une époque où les manifestations publiques d’affection n’étaient pas courantes.

 

Plus de vingt années plus tard, je me sens encore tenu par mon second engagement, de ne pas revenir sur la Place Tiananmen tant que les âmes des victimes la hanteront encore, tant que ce crime ne sera pas reconnu et assumé par le régime et ses autorités, successeurs héritiers des assassins, tant que les survivants ne seront pas réhabilités, tant surtout que les familles des tués resteront contraintes au silence. Je n’ai dérogé qu’une seule fois à cet engagement, en 1995, pour promener l’un de mes frères handicapé venu me voir ; en poussant son fauteuil roulant du mausolée de Mao Zedong au mât des couleurs, je pensais aux probables victimes demeurées handicapées après les fusillades de la nuit.

 

Prêtre hors les murs !

Tout au long de ces années, mes proches m’ont régulièrement posé les deux mêmes questions : « qu’est-ce qui change dans ta foi, ou du moins dans son expression et que dis-tu du fait d’être prêtre, dans ta situation ? » Cette deuxième interrogation prenait parfois un tour polémique, une sorte de « à quoi bon être prêtre pour vivre ce que tu vis ? »

 

Longtemps j’ai eu envie de répondre avec étonnement « mais rien, voyons ! Pourquoi supposer que la foi puisse changer, que la conscience d’être au service ministériel de l’Évangile puisse se distordre pour réapparaître autre dans une illumination prophétique !  Dans ces questions, en effet, je sentais comme l’attente d’une révélation, un message à la dimension de l’investissement consenti, du dépaysement vécu. Aujourd’hui je ne rejette plus l’interrogation et je suis tenté de dire : « Eh bien, justement, ça sert à cela, à les maintenir vivantes, ces questions, dans une église occidentalo-romaine globalement trop assurée d’avoir fait le tour de l’Evangile, de détenir la vérité sur tout, qui oublie aussi que l’Esprit l’appelle au-delà d’elle-même ».

 

Cela étant, je suis comme tout un chacun ; ma foi a évidemment changé, évolué. Et quel chemin depuis ce jour où ma « tata marraine » chez qui je vivais depuis la maladie de notre mère et la dispersion de notre famille, m’annonça que maman était partie au Ciel et m’invita à me tourner vers mon ange gardien. Je n’avais pas encore sept ans. Dans mon souvenir, c’est le moment le plus ancien où, avec ma conscience d’enfant, j’ai senti et vécu un lien entre ce Ciel et ma vie. Mon premier acte de foi, en somme.

 

Quel chemin depuis trente ans, oui, quelle expérience spirituelle dont le motif n’aura pas été la rencontre des sagesses asiatiques ! Cela peut paraître paradoxal, mais dans cette Chine loin de ses traditions culturelles multimillénaires, j’ai surtout été confronté à l’athéisme tranquillement affirmé des étudiants. Je me suis intéressé malgré tout au dialogue interreligieux à une époque où quelques frères de la Mission de France traçaient leur chemin en Égypte. Mes lectures me conduisaient à privilégier les fortes tentatives d’inculturation à l’advaita de Montchanin et de Le Saux, dans un exercice qui m’apparut vite purement intellectuel car j’étais alors autant éloigné du Bouddhisme, qui aurait dû m’inspirer, que de l’Hindouisme.

 

Je me suis initié très tôt au taijiquan et l’ai pratiqué assidument pendant une dizaine d’années avec l’espoir avoué de me rapprocher ainsi du taoïsme. J’ai abandonné cette pratique, qui pourtant me conduisait à une sereine lucidité favorable à la méditation et à la prière, le jour où j’ai compris que je ne trouverais pas, dans mon environnement, le maître seul à même de m’introduire au cœur du « Dao », source de la « spiritualité » la plus chinoise qui soit. Dois-je me reprocher, à défaut de rencontres personnelles, de n’avoir pas cherché avec plus de ténacité des lieux inspirés du Bouddhisme ou du Taoïsme.

 

Ce n’est pas ma volonté qui a manqué, comme en ce WE de Pentecôte 1991 : pour m’unir à ma grande famille de France qui durant ces trois jours vivait, pour la première fois de notre histoire, un véritable rassemblement autour de la spiritualité particulière de la Mission de France, je suis allé à Tanzhesi, célèbre temple bouddhiste, à une cinquantaine de kilomètres vers l’ouest de Beijing ; je n’ai pu y pénétrer comme d’ailleurs dans aucun des temples et monastères alors en pleine restauration pour le plus grand bien du tourisme. Je sais que, par la suite, il aurait probablement été possible de forcer un peu ces portes. Je ne l’ai pas fait, pas plus que je n’ai jamais cherché à aller au-delà de ce que les étudiants me livraient de leurs convictions ou pensées profondes, et pourtant, parmi eux, devait bien s’en trouver qui, croyants bouddhistes ou chrétiens, taisaient par prudence leur foi sous ce régime de pensée unique à l’affût de toute velléité d’hétérodoxie.

 

J’ai donc vécu dans un environnement déclaré athée, d’une certaine manière en pleine continuité de ma « vie » précédente comme prêtre ouvrier. Athée oui, et non pas incroyant. Je n’avais pas attendu l’âge d’homme pour comprendre que certains ne partageaient pas la foi professée en famille et n’attendaient pas, de quelque Ciel, l’espoir d’un au-delà. Dans une région marquée par une présence et une conscience ouvrière héritées du « glorieux » temps des maîtres de forge, marqué aussi par un environnement politique radical socialiste et laïque, les « incroyants » étaient autour de moi dès l’enfance en les personnes de quelques-uns des ouvriers dans l’atelier de mon père, en les personnes aussi des camarades d’école qui n’étaient peut-être même pas baptisés, et qu’en tout cas je ne retrouvais ni au catéchisme ni à la Communion solennelle. Je ne parlais pas alors d’incroyants et encore moins de pécheurs.

Spontanément j’admirais l’humanité de ces ouvriers artisans qui s’exprimait dans leur art et leur fierté de la « belle ouvrage ». Pourquoi cette humanité riche et pleine les aurait quittés lorsqu’après une journée de travail, ils franchissaient la porte de l’atelier pour rentrer chez eux. Sans employer ces mots, je me retrouvais dans leur humanité, je vivais une certaine fraternité. Pour autant, mon désir de devenir prêtre, qui a grandi en moi dans ces années-là, ne s’enracinait pas, je crois, dans la fréquentation de ces ouvriers et de mes camarades d’enfance qu’il aurait fallu convertir, mais bien plutôt dans le choc terrible de la mort de maman. J’étais trop innocent pour accuser Dieu, mais déjà assez lucide pour comprendre qu’une faille s’était ouverte, un vide que seul un grand Amour pourrait combler. L’amour est venu et ne m’a jamais manqué, mais la faille est toujours là, en quête de toujours plus d’amour à donner, à recevoir ; la brèche reste béante, comme une mort, par où s’écoule mon humanité, par où pénétrera un jour la vie divine. Si la naissance ne laisse pas de trace dans la mémoire, je crois qu’on peut « se souvenir » de sa mort.

 

Pour revenir à l’incroyance, c’est plus tard que j’ai dû me familiariser avec ce langage qui n’a jamais vraiment recouvert la réalité telle que je la percevais. J’ai prié pour les incroyants, les pécheurs. Plus tard, j’ai disserté sur ces incroyants qui m’ouvraient à la solidarité avec les pauvres, avec les Algériens en quête d’indépendance, avec les militants du syndicat contre l’exploitation, les oppressions de toutes sortes, .... alors que tout simplement je faisais avec d’autres hommes mon apprentissage en humanité.

 

Et puis, est venue l’ordination, faille plus béante que jamais, après la mort de papa survenue quelques jours avant et qui me laissait dans un état spirituel comateux, d’abandon total. Du moins est-ce ainsi que je revois ce moment où, par la main du Père Gufflet, j’ai été inscrit dans la lignée apostolique.

Depuis, je suis et demeure prêtre, on dit de plus en plus souvent maintenant, ministre (sans portefeuille assurément !) ; encore un mot qu’il me faut avaler ; je n’aime pas ce côté fonctionnalisant de ce que je considère aussi (oserais-je dire « d’abord ») comme un état, une nature. Pourquoi pas ministre du culte ou de la mission ?

 

Prêtre pour les incroyants ! Envoyé aux plus loin ! Tout cela je l’ai dit et assumé. Je ne le récuse pas. Mais aujourd’hui, je me demande ce qu’est un incroyant. Cela ne me fait plus guère sens, parce qu’en Chine, je n’ai rencontré que des hommes et des femmes de foi, selon la Cyrénéenne. Puis-je même dire que je suis prêtre pour un peuple, qu’il soit existant ou à naître, en devenir ? Ma vie en Chine m’a au moins appris que les hommes, les peuples sont autonomes dans leurs références culturelles et que leur quête, leurs quêtes, sans être religieuses, sans être référées à un Transcendant, n’en sont pas moins spirituelles.

 

C’est le Père Raquin, qui fort de son expérience du Bouddhisme et du Taoïsme parle de transcendance dans l’immanence. Puis-je me dire prêtre pour ce peuple-là, de l’immanence ? Puis-je me dire solidaire de ce peuple-là ? Puis-je m’étonner douloureusement qu’il ne vive pas en référence à la Transcendance et à partir de là connaître ce que serait son abîme ? Pourquoi le constat de non-foi chrétienne chez mon frère humain devrait-il engendrer en moi une souffrance et un appel à partager l’expérience de cette même non-foi. Je puis souffrir de ce que les hommes nient l’humanité solidaire chez les autres. Je crois aujourd’hui que penser l’autre dans sa non-foi, c’est le blesser dans son humanité ; de la même façon quiconque me traiterait d’infidèle pour ne pas partager sa propre foi, me toucherait dans la vérité de la part d’humanité que je tente de vivre avec lui.

 

Frère Charles de Foucault, figure emblématique pour nous, à la Mission de France. Sans avoir jamais adhéré personnellement à l’une ou l’autre des associations que lui-même a voulues comme l’Union ou qui se sont créées dans son sillage et s’inspirent de sa spiritualité, je me suis toujours senti quelque affinité avec son mode de présence aux Touaregs ; je retrouvais plus précisément sa présence chez les Petites Sœurs de Jésus ; chaque année, j’allais passer une semaine dans leur Fraternité de Hongkong. Ce n’est que récemment, en 2006, que j’ai eu accès à une présentation de Charles de Foucault comme véritable « missionnaire défricheur ». Puis-je oser me déclarer un de ces modestes défricheurs. En tout cas, je me reconnais dans au moins deux traits par lesquels Charles caractérise ces pionniers isolés : « l’effort constant d’une connaissance approfondi de leur entourage, le don et la quête de l’amitié ». Ce que Charles a réalisé par son travail sur la langue touarègue, je crois l’avoir réalisé à ma mesure en me consacrant à la traduction, de Lu Xun en particulier.

 

Alors, suis-je prêtre d’un peuple, pour un peuple ? Bien sûr que non. Même si l’on parle de peuple en attente, en devenir. L’amour de Dieu s’étend à tout homme. Je suis donc prêtre dans un peuple d’hommes et de femmes, bénéficiaires tout comme moi du don unique du sacrifice du Christ ; rappeler, manifester dans une gratuité totale que ce salut a été donné une fois pour toutes ; manifester, de manière discrète et cachée, que ce don nous a été fait sans réserve ni condition ; sauver de l’oubli cette bonne nouvelle ; rendre présent à la fois le don gratuit et irrévocable, et recueillir en Christ le vécu particulier de tout homme et de toute femme, voilà ma tâche de prêtre missionnaire.

 

Ces dernières expressions ne sont pas de mon cru ; je les emprunte à Françoise Pinot, elle aussi engagée dans la même rencontre aventurée du monde chinois ; ils n’en expriment pas moins le fond de ce que je vis, étant entendu que ce rôle de « sauver de l’oubli la bonne nouvelle » a deux dimensions : l’une existentielle, dans une vie de service gratuit et aimant, l’autre rituelle dans la célébration eucharistique, dans l’action de grâces pour le don reçu et la demande instante pour une humanité toujours plus humaine. Oserais-je dire qu’en ce sens ma vie toute entière se voudrait eucharistique ?

Ai-je besoin d’aller plus avant dans cette expression et explicitation de mon rôle, de ma mission ? D’autres le font et c’est certainement bien même si je ne comprends pas tout. Je n’en sens pas personnellement l’urgence car je n’ai pratiquement aucune chance d’être interpellé là-dessus par mon entourage chinois .... et puis, si cela devait arriver, je compte sur la promesse de l’assistance de l’Esprit.

 

Pour rendre compte de mon « ambition » missionnaire, le comment a finalement plus d’importance que le « pourquoi ». L’existentiel a fait l’objet de mes courriers successifs. Il me faut à présent détailler le rite.

L’aube est pour moi le moment privilégié de l’Action de grâces. C’est le matin de Pâques, la reprise du rythme de vie après cette « suspension » qu’est le sommeil, le moment opportun de se mettre face à ce qui ne change pas, ce qui est unique. C’est aussi l’heure privilégiée des moines et moniales, champions et championnes de la gratuité. Force m’est de constater que lorsque pour une raison ou pour une autre, fatigue, mais aussi paresse, cela peut arriver, le temps me manque pour cet accueil de l’aube, je n’arrive pas à me rattraper à un autre moment de la journée. Rien ne doit suspendre le rythme ; mais peu importe, le don demeure, même quand manque l’accueil.

 

Si autrefois je célébrais à ma table de travail, vieil atavisme de l’artisan ouvrier, amoureux de la belle ouvrage, hérité de mon père, depuis le début des années 90, j’avais pris la liberté d’une installation permanente dans ma chambre. N’étant pas naturellement porté à l’extériorisation des symboles, qui me sont d’abord intimes, outre les ustensiles nécessaires et habituels, les signes étaient et restent peu nombreux : une croix, une icône – les disciples d’Emmaüs –, une bougie et des fleurs les jours de fête.

La langue. Le plus souvent le français et assez fréquemment le chinois. Cette dernière aurait été a priori la plus adéquate, mais cela aurait pu tout autant être aussi l’arabe quand je me centrais sur l’Irak, l’Algérie, l’Égypte, ou encore l’anglais pour me rapprocher de Pierre Raphaël dans son Centre Abraham à New York. Mais je ne connais pas ces deux langues et à vrai dire cela n’a pas grande importance ; j’aurais pu tout aussi bien célébrer en latin.

Je célèbre en général à voix murmurée et même je me surprends à le faire à haute voix ... probablement pour signifier que je ne célèbre pas pour moi ni en mon nom propre. Non partisan des adaptations au goût du jour, je suis assez scrupuleusement le rituel et les textes officiels, porteurs de la communion ecclésiale.

 

Ce souci de rester dans la communion ecclésiale peut sembler contradictoire avec le titre provocateur de ces dernières pages « Prêtre hors les murs ». Ce sentiment d’éloignement n’a cessé de croître au long de ces trente années et le spectacle du quotidien de notre Église maintenant que je suis rentré en France ne change rien à cette distance. Lors de l’un de mes premiers retours, dans les années 80, j’avais exprimé ce sentiment en me situant « à la marge » de l’église. Après une courte polémique avec quelques frères, j’avais accepté de transiger en acceptant de corriger mon expression avec un « en marge » qui semblait plus « théologiquement » correct, la marge faisant encore partie de la feuille ! Pauvre argutie, car la différence n’est pas bien grande. Tous ceux que l’on désigne sous le terme de « marginal » savent bien que le mot même les exclue de la société.

 

À ce propos, je repense aux étudiants, et ce sera mon ultime clin d’œil : je n’ai jamais pu obtenir d’eux qu’ils tracent une marge sur les pages de leurs cahiers d’exercices qui n’en comportaient pas. Pour les besoins de ma correction, ils préféraient laisser un interligne important. En associant ainsi nos écritures, n’avaient-ils pas la volonté inconsciente de me garder dans leur monde ?

Frère Paul, 5 juillet 2015