UNE EXPERIENCE D'ACCUEIL - Témoignage d’Olivier Chazy

Merci de m’accueillir et de me donner l’occasion de ce témoignage. J’ai travaillé 40 ans au ministère des affaires sociales ; j’étais chargé de mission et en charge de la politique des jeunes en grande difficulté. En 1974, simultanément j’ai été locataire d’un pavillon avec des amis de lycée, la formule habituelle ; les amis sont partis, je me suis retrouvé seul dans ce pavillon.

 

J’étais déjà en lien avec la Mission de France. Dès 1975, je me suis dit : « il faut que j’arrive à faire quelque chose qui corresponde à l’engagement évangélique radical des gens de la Mission de France ». J’étais devant des gens comme Jean VOLOT, mais d’autres aussi, toute un série de gens qui avaient fait des choix absolument incroyables d’engagement au service de la mission, au service de l’Église et surtout de l’évangile ; c’est ça qui importe. Je me suis donc dit : «  qu’est-ce que je peux faire ? Je suis quand même limité ; je ne me sens pas prêt à quitter mon boulot, à partir en usine ; ce n’était pas un truc que je savais faire ». Puisque j’avais cette maison, j’ai commencé à accueillir des marginaux, dans l’ordre d’arrivée, c'est-à-dire vraiment le tout-venant. Pendant 11 ans, c’étaient soit des gens qui sortaient de prison, soit de l’errance, beaucoup de gens en situation de souffrance et de mal-être profond. C’était plutôt ça la dominante : des gens dans des situations personnelles difficiles et très instables, avec des problèmes psychologiques sévères. J’étais les mains nues, seul, sans cadre associatif, sans rien ! C’était donc un peu compliqué car il y avait aussi le présupposé que, à ces gens-là, on pouvait leur envoyer des cas lourds ! Et les institutions, les cas lourds, elles ne savent pas gérer. J’ai eu quelques surprises.

 

Au bout de 11 ans, j’ai voulu arrêter parce que la maison était insalubre et voilà que, concours de circonstances assez étonnant, un des jeunes de la maison a rencontré quelqu’un de l’administration qui nous a proposé une réhabilitation complète ainsi qu’une extension, en 1986. Une opportunité qui donne à réfléchir : avoir à nouveau un outil de travail. Ça ne serait peut-être plus avec des grands marginaux (j’étais trop démuni, je n’avais pas de moyens). Nous nous sommes dits « il faut structurer, faire appel à des professionnels, créer un nouveau projet ». Et une nouvelle étape s’est alors engagée qui a duré 41 ans. Cette fois-ci l’accueil a ciblé des familles simplement sans logement. Les Hauts de Seine est un département qui comptait 100 000 ménages demandeurs de logement social l’an dernier et on a construit, sur la même année, 3400 logements sociaux. C’est un département où il y a 17 000 personnes hébergées et un taux de sortie de 550 familles, qui est donc dans l’épicentre de la crise du logement en France, un des 18 départements en crise dure. Est-ce qu’on peut encore dire qu’il y a une politique du logement ?

Difficilement d’après ces chiffres ! Et dans ce même département. Les gens pris en charge à l’hôtel y sont malheureux : être à l’hôtel, c’est de l’instabilité résidentielle, ce sont des problèmes de scolarité pour les enfants, d’alimentation quand la cuisine est interdite, des problèmes de couple, d’autant plus quand on est viré tous les mois ou tous les deux mois. J’ai connu des familles dans des situations incroyables, dispersées aux quatre coins de l’île de France (l’adresse de l’enfant, le stage alterné et leur domicile) incroyable quoi ! On met les gens dans de ces situations – en plus il faut savoir que, lors des appels au 115, à Paris il y a 20% de réponses, à Toulouse 10% ! Donc, dans ce pays, un peu partout, des gens sont dans la rue, des enfants sont dans la rue, et quelquefois pour de longues périodes ! On en est là. Malgré de vrais efforts, le budget de l’état pour ces sujets est passé à 1,7 milliard !

 

Alors excusez-moi, Nicolas a essayé, dans la voiture, de me faire un plan, mais c’est impossible de me cadrer avec un plan, même après 40 ans d’administration ! Donc je vais faire des digressions, je vais revenir à des questions sociétales, à ce que j’ai vécu comme engagement. Étant moi-même dans les politiques publiques et les pieds sur le terrain, je fais sans arrêt des allers et retours. Ça a été ma vie ; la première étape de ma vie, ça a été d’être à la fois un acteur, et j’ai eu la chance d’être à l’origine de petits bouts de politique publique, et en même temps de vivre la réalité, de vivre avec ces gens en souffrance.

Cela m’a fait changer de vision, m’a inspiré profondément car on ne voit plus les politiques publiques de la même façon. On ne voit plus les bénéficiaires des politiques publiques de la même façon, et on perçoit la complexité de cet ensemble. Je dois préciser que je suis membre de la mission de France comme laïc depuis 1975. Il y a à peu près 700 membres de la mission de France, dont une centaine de prêtres et une vingtaine de diacres et bonne nouvelle, une dizaine de séminaristes en formation. Moi, je suis laïc et je revendique cette dimension ; je ne veux pas de lien de subordination. Je pense qu’il y a une vocation à la liberté dans cette société ; c’est un des signes de la modernité : être responsable et acteur de sa vie et c’est un enjeu essentiel de manifester cette liberté. Le système hiérarchique peut être un frein et peut être assez compliqué à gérer, même si on peut le faire intelligemment.

 

J’ai quand même reçu une mission de l’évêque, bien que je sois libertaire, un insoumis d’une certaine façon (excusez-moi de vous le dire franchement, mais je suis plutôt de cette catégorie) : on m’a proposé de faire des reportages et documenter les sujets d’actualité vécus par les membres de la mission : l’accueil des réfugiés, les rencontres inter-religieuses, les banlieues et la désertification rurale et tenter de médiatiser ces reportages dans la presse non confessionnelle. C’est une grande chance, c’est passionnant ; j’ai donc été à Grande Synthe et je reviens de la vallée de la Roya à côté de Nice ; je pars dans deux jours rencontrer une religieuse syndicaliste, membre de la Mission de France, et qui a été interviewée dans le film « Merci patron » de François Ruffin. L’idée est de donner une visibilité à l’engagement chrétien en monde séculier, de façon laïque, au milieu des enjeux de société. Cette visibilité-là, il faut qu’on la retrouve, elle a disparu. Il faut trouver les moyens, les modalités pour la rendre visible. Dans la vallée de la Roya, j’ai trouvé un prêtre ouvrier en retraite, porte-parole des militants de la vallée ; j’ai trouvé cela magnifique ! Mais il y a autour des complexités institutionnelles – je ne vous cache pas que l’Église locale ne sait pas sur quel pied danser. En tout cas, le message qui leur a été adressé était clair.

 

Pour revenir à cet accueil, eh bien, j’étais un peu les mains nues et j’ai eu l’appui de professionnels, et, depuis que je suis en retraite, j’ai quand même plus de disponibilité pour travailler sur les questions de fond. La question de fond, c’est connaître l’environnement dans lequel on travaille. C’est une priorité des politiques publiques mais c’est aussi un enjeu. Parce que, faire bouger les gens, faire que des gens changent de posture, de vision des choses, innover en contexte normatif, il n’y a rien de plus difficile. Ce qu’il faut : qu’ils soient acteurs de leur vie, car celui qui n’est plus acteur est cassé. Il faut qu’ils retrouvent leur autonomie, acte difficile dans le labyrinthe fait de files d’attente où on est prié d’être calme, d’être patient, avec, à la sortie, peut-être la récompense d’un logement, une situation complètement déresponsabilisante qui n’est pas tellement le profil idéal du citoyen.

 

Nous, notre travail, c’est de sortir de ce schéma asservissant pour que des gens redeviennent acteurs dans leur vie. Il n’y a rien de plus fort que de réussir cela – c’est très intéressant ! Mais compliqué parce que, accompagner des personnes, c’est un tissu de surprises : les gens ne sont jamais dans le projet de l’accompagnant et ça explose tout le temps. Donc il faut arriver à comprendre leur vision. En ce qui me concerne, j’accompagne des migrants arrivés d’Afrique il y a 10 ou 20 ans. Leur représentation de notre monde est très décalée. Les associations comme les nôtres n’existent pas en Afrique ! L’Afrique, c’est un continent, je ne vais donc pas le dire en trois mots, mais pour faire simple, une association en Afrique, c’est une entreprise familiale à but lucratif et de survie. C’est particulièrement vrai au Congo RDC où j’ai mis les pieds ; ces migrants ne comprennent pas non plus le bénévolat ! Pour eux ça cache quelque chose : on empoche de l’argent et on ne leur dit pas ! Vous voyez, on part de loin et la confiance n’est pas, a priori, acquise. Et s’il n’y a pas de confiance, il n’y a pas de relation d’aide, c’est clair. Donc, il y a des surprises dans tous les domaines ; chaque fois qu’on fait de l’accompagnement, il y a des surprises.

J’ai fait un reportage dans l’Aveyron, où il y a 400 bénévoles qui s’occupent de réfugiés déboutés du droit d’asile. Ils ont eu des grandes surprises parce qu’ils surinvestissent quelques familles, qui, tout d’un coup, ont disparu du département sans prévenir personne. Le projet de famille, ce n’est pas du tout le projet des accompagnants ; c’est le hiatus et il faut travailler là-dessus pour arriver à ce que ça soit juste ; la relation juste, c’est un enjeu. La justesse, d’un point de vue séculier mais aussi du point de vue chrétien, c’est quand même ça la clé ! Comment y arriver ? Ça demande un long apprentissage. Il faut comprendre que la logique de survie de ces gens n’est jamais la nôtre ! C’est une logique qui casse le groupe, qui casse le relationnel, qui casse le lien social, qui casse la confiance, qui vous désocialise, qui vous isole. C’est un rouleau compresseur qui arrête le raisonnement. Il faut du temps pour capter ce qui entre dans ces logiques de survie. Il faut d’abord survivre, il faut d’abord manger, il faut d’abord avoir des moyens de se soigner. Beaucoup en France, sont dans ces logiques de survie.

 

Je voudrais aussi développer cela car dans mon plan (il y a quand même un plan  J) – j’y reviendrai à la suite de l’historique. Restons donc sur l’historique de l’association.

Jusqu’à ce jour il y a eu 270 personnes qui sont passées dans cette structure qui avait été réhabilitée à neuf en 1986, et qui a maintenant besoin de travaux. à partir de 2002, j’ai repris la responsabilité complète de l’accompagnement ; les professionnels qui nous accompagnaient se sont retirés. Avec une toute petite équipe autour de moi, très modeste, on a réussi à faire vivre ce réseau – on sort 5 fois par an, on va se baigner à Fontainebleau, on est quarante à cinquante à chaque sortie. Ça a pris un côté emblématique. Cette communauté n’est pas toujours bien vécue par les parent mais elle est un petit paradis pour les enfants –

 

Une anecdote : quand on a été menacés d’expulsion par l’état et par le propriétaire, un enfant qui avait vécu chez nous et avait disparu depuis 15 ans, m’a téléphoné et m’a dit « Quand j’ai appris que Karibu allait fermer, j’ai eu les larmes aux yeux ». Donc, la grâce profonde est là, chez les enfants qui ont entre 4 et 10-12 ans. C’est plus compliqué pour les parents, une partie d’entre eux ont rencontré de très sérieux problèmes psychologiques ; ils sont en transition ; ils sortent de l’hôtel et espèrent avoir leur maison : ils sont contents d’être là mais espèrent vraiment être à la case suivante.

Revenons sur le contexte, parce que c’est une clé importante de compréhension : il faut que ça fasse sens ! Rien ne marche si ça ne fait pas sens pour les gens, pour les accompagnants certes, mais surtout pour les gens ! Et nous sommes dans un grand déséquilibre des politiques publiques. Je peux en parler savamment puisque j’en sors : vous avez 18 départements qui recouvrent 90% des DALO ( le droit au logement opposable). Ça veut dire que c’est bloqué de chez bloqué, pour 18 départements ! Et, dans le reste de la France, il y a 2 millions de logements vacants – cherchez l’erreur ! On a construit des HLM à la campagne. Quel désordre ! C’est incroyable ! Quand vous regardez, quand vous enlevez les apparences et affichages, vous découvrez que beaucoup de politiques publiques sont en désordre, par exemple la politique de l’emploi : il y a trois millions d’emplois sous tension. Si vous allez sur le site de pôle emploi, et écrivez dans la barre titre « Besoin de main d’œuvre (BMO), vous verrez apparaitre une enquête semestrielle qui donne le nombre des dix premiers emplois sous tension par ville. Personne ne connait cette enquête

 

J’ai interrogé quatre chercheurs de la DARES, le centre des études du ministère du travail, personne ne la connaissait. C’est complètement anormal ! Alors on vous dit « le chômage, le chômage » ! Mais qu’on commence par le commencement, les emplois sous tension ! Eh bien non, on ne travaille pas là-dessus. Dans les Hauts de Seine, les pauvres sont concentrés sur 7 pôles (Gennevilliers, Bagneux, Nanterre, …) et, à côté, il n’y a pas de pauvres du tout, il n’y a pas de mixité sociale dans notre département. On nous fait la leçon sur la mixité sociale, mais les collectivités empêchent la construction de cette mixité sociale.

 

À Meudon, nous sommes dans un quartier résidentiel et je me suis fait accuser de communautarisme  par l’état ! J’ai quelquefois en face de moi des interlocuteurs qui disent n’importe quoi, qui n’y connaissent rien, qui appliquent des textes, qui font du reporting sur EXCEL, c’est dramatique !

 

Intervention de Nicolas Renard : est-ce que tu peux être un peu plus précis sur ce qui se vit dans ta communauté en termes de modalité de vie commune, de règle de vie ? Comment ça se passe au quotidien ?

 

Olivier Chazy : Chacun sa chambre, chacun son espace privatif. Il y a une cour commune qui, l’été, devient une pièce de la maison, et une grande salle de séjour, de 25m2, avec une cuisine collective (les repas ne sont pas vraiment collectifs ; c’est régulé par les enfants. Nous accueillons 5 familles, toutes avec des enfants, beaucoup de bébés et d’enfants en bas âge. Il se trouve que, aujourd’hui, ces mamans sont bien profilées par l’État. Jusqu’à présent, c’était une mairie qui m’adressait les enfants, et ils m’envoyaient soient des cas urgents soit des cas extrêmes, c’était vraiment très difficile. Aujourd’hui l’État a mis en place un organisme qui s’appelle le SIAO (Service Intégré d'Accueil et d'Orientation), qui oriente les publics en fonction de leur capacité à l’autonomie, les gens plus dépendants étant envoyés vers les centres d’accueil d’urgence ou les CHRS (Centres d'Hébergement et de Réinsertion Sociale). La politique publique progresse, avec plus de cohérence et la dernière loi d’Emmanuelle Cosse en janvier 2017 nous a fait faire un bond en avant.

 

Donc, aujourd’hui, il y a quatre mamans et un homme seul, qui est père de famille, mais dont les enfants ne sont pas là. Nous sommes ainsi 7 adultes, le salarié et moi compris, puisque c’était au départ mon domicile qui a été transformé en résidence sociale. Je partage ma vie avec eux et, depuis que je suis retraité, je passe mes journées avec eux. J’ai découvert que pendant 5 ans, la durée moyenne de séjour chez nous a été de 22 mois, nous avons eu un taux de sortie annuel de 40% alors qu’il n’est que de 3% dans le département. Dans les Hauts de Seine, il faut attendre 32 à 33 mois pour avoir un logement. Ce sont les chiffres officiels ! Les gens sont sortis beaucoup plus vite chez nous et c’est un facteur de réussite.

 

Nicolas : Peux-tu expliquer un peu mieux les règles de vie que tu as imposées, et notamment, les changements qui se sont produits entre ta première phase, dans laquelle tu accueillais des gens très divers, et la suite. Quelles sont les règles que tu as, ou pas, imposées ? Comment ça s’est passé ?

 

Olivier Chazy : Il faut comprendre que ce qui est imposé finit par être rejeté, que ces publics sont de tradition orale et n’accordent pas beaucoup d’importance aux contrats signés. Dans la première période, il n’y avait pas de règles – seule règle : les gens venaient sur de petites annonces ; j’offrais une place en communauté. Il y avait des gens que ça intéressait, mais il y avait quand même une négociation ; c’était clair sur le projet : il s’agissait d’une communauté. Il s’est trouvé que, dans le nombre, il y a eu des gens qui ont aimé cette communauté, qui l’ont porté, qui l’ont rendue vivante. La majorité des autres se laissaient porter par les évènements. La deuxième période a été très différente, il y a eu un contrat ; on les reçoit deux fois avant la signature, tout est défini ; il y a un accompagnement formalisé avec les services sociaux et avec nous ; on demande une adhésion. Pendant 10 ou 15 ans, on n’a pas arrêté de travailler sur ce contrat d’accueil parce que la réalité nous échappait toujours et qu’on n’arrivait pas à formuler ce que l’on voulait leur dire de façon acceptable, en chassant les malentendus. On pouvait rappeler désormais qu’ils avaient pris un engagement. Dans le travail social, ce qui se fait en amont, c’est plus efficace que ce qui se fait sur crise. Plus on peut anticiper sur les évènements difficiles, mieux se passera la relation !

 

Nicolas : je te harcèle encore ! Un engagement à quoi ? Quand tu dis que les gens s’engageaient dans la communauté, ils s’engageaient à quoi ? Comment, toi, gérais-tu cela ?

 

On parle du système de valeur. On leur explique que je suis bénévole, que c’est une vie partagée, qu’il y a un caractère familial ; on leur dit qu’ils sont priés de participer aux tâches matérielles, qu’il n’y aura pas de personnel, de domestiques, ni rien. On leur explique que tout le monde fait le ménage, que tout le monde fait les courses, tout le monde fait tout, que tout le monde doit respecter la règle qui est écrite. C’est basique : les tâches sont affichées avec le nom des résidents. Il y a aussi des activités extérieures et ils sont fortement invités à y participer. Il y a des activités culturelles. On est sur deux volets : valoriser les valeurs d’Afrique et faire de l’éveil culturel, surtout pour les enfants. Valoriser les valeurs d’Afrique, ça me vient de ma culture, m’étant occupé comme professionnel d’adolescents. Il faut que l’adolescent puisse s’appuyer pour s’opposer. Les adolescents, il faut qu’ils soient fiers de leurs origines et un des grands problèmes des banlieues est qu’ils ont honte de leur quartier, de leurs parents, de leur échec scolaire, ils ont honte de tout et se révoltent. Ils vont alors trouver un système de valorisation chez les copains.

 

Une psychiatre qui s’occupait de mineurs à Fleury-Mérogis me racontait que, quand elle s’était présentée aux jeunes, elle entendait « moi, je suis le violeur de la rue une telle, c’est moi qui … ». La transgression et l’identité négative servaient de substitut identitaire, ils étaient fiers de leur violence. Voilà ce que produit le système : la fierté de la transgression. Cela, c’est parce que ces adolescents ne trouvent pas, dans notre société, dans leur environnement, les appuis de l’estime de soi qui sont un bien fondamental, irremplaçable ; il faut de l’estime de soi pour vivre dans la vie. Ces adolescents-là en sont privés et ça les met en situation à hauts risques. On a tout faux sur les politiques publiques, mais traduire cela en actes concrets, c’est quand même très compliqué parce que nous, nous étions aux affaires sociales. On n’a pas de prise sur l’éducation nationale, pas de prise sur les fondamentaux de la société. On a compris qu’il fallait faire cela, on le disait, mais on n’arrivait pas à infléchir parce que, l’estime de soi, les administrations ne comprennent pas ce que c’est. Nos partenaires ne comprennent pas ! Or tout le monde doit travailler sur ce segment-là. Nous, nous travaillons sur l’estime de soi, mais il faut aussi travailler sur les usages puisque, au fond, on a aussi une vocation à insérer. Il faut qu’ils captent les codes qu’il y a dans cette culture de la modernité malgré un certain vide de sens. Sur l’hygiène, sur des tas de choses très basiques, les codes ne sont pas du tout les mêmes : en Afrique, l’intérieur et l’habit sont soignés, mais l’extérieur, on s’en fout : les poubelles restent devant chez vous ; à Kinshasa, c’est comme ça ! Ils ne comprennent pas qu’il faille de temps en temps laver la poubelle qui sent mauvais, et qui provoquent des réactions fortes de l’environnement. Il faut s’adapter à ça ! Il y a donc un travail à faire sur les codes d’hygiène, les codes de comportement, le suivi des enfants, des choses comme cela.

 

Nicolas : je me permets juste d’ajouter un petit témoignage personnel, pour avoir suivi l’expérience dès le début : les dix premières années, les heures, les journées que tu as passées à gérer des situations quand même assez délicates, puisque tu as reçu des gens à profils compliqués, qui ont créé des situations parfois fort difficiles au sein de la communauté, et que tu as été amené à gérer pour assurer une continuité. Tu n’as peut être pas insisté là-dessus, mais ça a quand même été un investissement énorme pour que cette communauté puisse continuer à vivre et à accueillir. Tu as dit que c’était par petites annonces : par petites annonces, ça veut dire des profils peu préparés d’avance et donc parfois un peu surprenants ! Je pourrais en dire beaucoup mais il y a quand même eu des épisodes extrêmement chauds pour gérer des crises, mais avec une espèce de continuité absolument incroyable puisque ça fait 40 ans que ça dure !

 

Olivier Chazy : La problématique centrale, à cette époque-là, c’était la rupture de liens, des gens qui ne se rattachaient à personne. Il y en a un qui dormait le couteau sous l’oreiller (des gens qui pouvaient être très gentils par ailleurs), mais quel vécu pour qu’il en soit là ! Il y a eu aussi des épisodes d’un autre type : un gars qui rackettait les assistantes sociales nous a été proposé. Il continuait évidement à se comporter de façon violente chez nous. Comment on arrive à obtenir des changements ? Ça vient de loin, leurs comportements ! On a eu 200 personnes, donc beaucoup d’épisodes – je me souviens d’une fille : elle était motarde au Havre ; elle avait une grande balafre sur le visage ; elle appartenait à un groupe de motardes qui a eu une grande bagarre avec un groupe rival de mecs– les hommes ne supportaient pas ces femmes et les ont défiés au couteau -et elles se sont défendues avec des chaînes. Elles ont eu le dessus et en ont tué un et mis un deuxième dans le coma. Elle, elle était blessée au couteau, avec une grande balafre. Finalement, la justice a considéré qu’elles étaient en légitime défense.

Elle est restée un an et demi chez nous : une fille très gentille, peureuse : derrière la violence, il y a de la peur souvent ; c’est une façon de se protéger, voilà ! On avait réussi à l’emmener aux sports d’hiver avec nous, mais, quelle affaire ! Deux heures avant le départ du train, elle ne s’était toujours pas décidée ! Je me souviens de cet épisode : ce n’était pas triste de pouvoir la faire monter dans un train !

 

Nicolas : un autre épisode de coopération : je me souviens d’être arrivé un jour chez toi, alors qu’une grue arrivait et te balançait tout son contenu de béton – c’était la grue du chantier d’en face de l’hôpital Percy : un de tes locataires s’était acoquiné avec le grutier pour détourner allègrement une benne entière de ce ciment, déversée dans ton entrée, pour la refaire !

 

Olivier Chazy: une grue de 40 mètres de haut qui traversait tout le quartier ! Un des résidents très investi avec nous, Michel, avait donné deux bières au grutier, qui a accepté de déverser un godet de ciment chaud dans notre cour, direct ! On s’est donc tous mis à courir parce que, un godet de ciment chaud, il ne faut pas traîner ! Il y a donc des choses hors norme qui se sont passées ; chez certains, il avait une créativité, une intelligence à capter les opportunités de la vie ! Ça, c’était la première période.

 

Qu’est-ce qui reste de ça ? Des traces, peu ! Ils sont en rupture de lien ; ils n’ont donc pas gardé de lien, ni avec nous, ni avec d’autres. Il y en a quelques-uns, pas beaucoup, avec qui je reste en lien ; ce sont des liens très forts, cette fois-ci ! Il y en a un dont on peut parler : il s’appelle Bruno et il est ambivalent : il est dans le système mafieux, mais il est captivé par le système qui fonctionne sur des valeurs et sur de l’intelligence. Il fait des allers et venues entre ces deux mondes là. Il est un peu cyclothymique : de temps en temps, il est complètement généreux, et, de temps en temps, il devient filou et dangereux.- Attention, ils ont du métier ! Comme quoi, il est rattrapé par son histoire, sans avoir complètement choisi entre les deux systèmes ; c’est très étonnant ! On est très ami, on se voit très régulièrement ; il a un savoir-faire manuel assez grand et il est très intelligent. Hospitalisé, le chirurgien venait le voir tous les jours pour discuter avec lui.

Le maire d’Issy les Moulineaux lui fait un cadeau chaque année. Il capte l’attention et il aime beaucoup ça ! Il n’a fait aucune étude, un radar dans la tête mais en même temps un voyou ! Dès l’enfance, quand il entendait qu’il y avait une bagarre à Issy les Moulineaux, il y accourait. La bagarre, il aimait ça ! Il a un goût de vivre incroyable ! Plusieurs fois, il a frôlé la mort, une tentative de suicide, un coma diabétique et un arrêt cardiaque, heureusement en service hospitalier. Il a eu de la chance : il a survécu trois fois à des choses dont on ne réchappe pas. Donc il y a aussi ce genre de gens un peu hors norme, qui ont une vitalité en eux formidable, mais qui sont quand même des cabossés de la vie et qui arrivent à s’en sortir même si c’est compliqué.

 

Sur la deuxième période, il s’est trouvé une maman, qui venait de Kinshasa, qui avait deux enfants et avait vécu neuf ans chez nous. Elle est repartie à Kinshasa en nous laissant deux petites filles de 5 et 6 ans et est restée bloquée deux ans à Kinshasa pour des questions de documents de voyage. À Kinshasa, vous savez, tout s’achète : les vrais comme les faux documents s’achètent, cela ne fait pas beaucoup de différence. Alors qu’elle était en situation régulière et suivie par les travailleurs sociaux en France, elle n’a pas eu l’idée de faire appel à eux; elle a acheté un faux passeport et est partie là-bas. Elle est très intelligente mais ne comprend pas nos histoires administratives. Elle est donc restée deux ans bloquée à Kinshasa avec les deux petites filles chez nous.

Depuis la zone « zapi » de Roissy (zone d'attente pour personnes en instance), d’où on peut téléphoner, elle a organisé la survie de sa famille : elle a trouvé un voisin, sans papier, originaire de Kinshasa, qui est venu habiter chez nous ; nous étions donc trois hommes à nous occuper de ces deux petites filles avec un gars qui avait été dans la rue toute sa vie. Il était parfaitement ponctuel et les conduisait à l’école. Il avait des ulcères variqueux et sentait extrêmement mauvais, tout le quartier était au courant, mais, bon, il les amenait à l’école. Quant à moi, le juge des enfants m’avait confié les enfants, et j’en avais donc la responsabilité juridique. Ça a tenu deux ans ! Puis la maman a réussi à revenir. Un policier congolais a eu pitié de son histoire et lui a expliqué comment échapper aux contrôles par Brazza, la Grèce  et Frankfort « là, au lieu de prendre le bus avec les autres, tu prends l’escalier à gauche et … c’est passé. Un jour, elle a appelé au téléphone alors qu’on commençait à désespérer et nous a dit : « Je suis à Lille, j’arrive ! »

 

Voilà ! Donc, avec cette famille, il y a eu un lien fort : je suis devenu tuteur des deux petites filles et, un jour, je me suis fait inviter à Kinshasa par elle. J’avais été dans la mouvance Emmaüs pendant 17 ans, donc, quand j’ai vu la ville en pleine déroute – c’est la Bérézina – je me suis dit : c’est ici qu’Emmaüs devrait venir travailler. Il y a 20 000 enfants dans les rues de Kinshasa, âgés de 5 à 18 ans. Il faut faire les choses que l’on sait faire – en partant de sa compétence– avec ma méthodologie de diagnostic que j’avais apprise dans l’administration, avec mes valeurs – j’avais rencontré l’abbé Pierre- j’ai commencé les mains nues. J’avais 800€ de budget la première année, en 2003. C’est quand même une belle histoire – on a failli disparaître plusieurs fois – c’est un pays dans un grand désordre, où la femme du chef d’état se sert dans les banques sans même avoir de compte ouvert, où le gouvernement dépense l’argent alors que la loi de finance n’est pas votée, où les contrôleurs d’État sont payés avec neuf mois de retard et, donc, se payent sur les gens qu’ils contrôlent.

 

Cela, il ne faut surtout pas le dire là-bas car vous n’auriez plus de visa ! C’est un pays qui est dans la survie mais qui vit. Il vit avec ses ferveurs religieuses qui sont immenses – on construit deux Églises par rue. Il n’y a pas d’issue politique, il n’y a pas d’issue économique, il n’y a pas d’issue en rien, mais il y a des Églises. Les Églises sont des lieux de ferveur, d’entraide, de solidarité, de soutien entre eux. Les solidarités se déplacent de la famille vers les voisins et la paroisse. Ça ne profite pas aux catholiques qui restent dans leur petite rigidité, mais aux Églises du réveil qui explosent de dynamisme. Chez elles, les offices durent cinq heures – les gens sont là au complet et ils chantent très bien ; c’est d’une grande valeur musicale. C’est incroyable de voir cela, c’est très beau. C’est cela la réalité de Kinshasa et ça les tient en vie parce qu’il n’y a plus rien ! Dans ce contexte nous ciblons les plus pauvres.

 

Question méthode, il faut un levier. Une association sans outils, sans méthode, ça ne sert à rien. Tout l’enjeu, et ça a été le travail de vingt ans, c’est de trouver des outils et des méthodes. En 2002, à Kinshasa, j’ai découvert le microcrédit, bien avant qu’il n’arrive en France. J’ai tout de suite compris que j’avais là un outil extraordinaire pour aider les mamans. Aucune mère au monde n’aime que son enfant soit dans la rue ! S’ils sont dans la rue, c’est qu’il y a un problème dans la famille. Que font les associations ? Elles gèrent des centres d’hébergement qui sont pleins. Elles protègent les enfants en les mettant à l’abri. Elles ont tout faux ! Il y a des cas où on ne peut pas faire autrement mais, ce qu’il faut, c’est redonner du pouvoir aux familles, pour que elles, les familles, puissent soigner, scolariser, nourrir leurs enfants. C’est à elles de le faire, pas à nous ! On va les appuyer ; on va orienter toutes nos forces dans ce sens-là. Et ça marche ! Nous avons ramené dans leurs familles 620 enfants depuis 2004, année du commencement, et nous n’avons que 4% de rechute. Il faut continuer à chercher des outils. Il y a des bouillies pour les jeunes enfants, qui sont composées d’une certaine façon et sont plus efficaces. Il y a un arbuste qui s’appelle le moringa, avec de très puissants nutriments.

 

Je ne vous dis pas par où on est passé, parce que là-bas, c’est le plus grand désordre dans les comportements ; on s’est fait racketté. Je précise que les plus grands voleurs que j’ai rencontré à Kinshasa, ce sont des occidentaux. On dit « Regardez ce qui se passe en Afrique », mais le problème est en Europe : ce voleur occidental, c’était la coopération allemande officielle, la GTZ. Elle ne rembourse pas et ne répond pas à nos recommandés. En fait, c’est un champ libre pour tout le monde. Les multinationales financent tous les groupes armés pour avoir la paix. Le sous-sol du Congo est un des plus riches au monde et les extractions sont faites sans aucune traçabilité. Tous les téléphones portables nécessitent des minerais qui viennent du Congo ; c’est produit par des gens qui sont payés deux dollars par jour, avec des morts toutes les semaines ; ce sont des « creuseurs » individuels.

En 2010 les américains ont promulgué la loi « Dodd Frank » obligeant la traçabilité des métaux rares, mais ça continue de façon plus cachée par recyclage chinois ; il faut le savoir, une partie de la prospérité occidentale repose sur l’esclavage asiatique ou africain. Les multinationales comme les institutions publiques sont criminelles : j’ai suivi les négociations entre l’Europe et les pays Africains sur les accords douaniers, les APE. L’Europe a imposé la suppression des taxes, mettant ainsi dans le même marché les forts et les faibles, les poules et le renard dans le même poulailler!

 

Qu’est-ce qui s’est passé alors ? : Ça a détruit les industries locales. Je me souviens d’une conférence publique, organisée par un ancien Préfet. Il disait : « Quand j’étais préfet de l’Ile de la Réunion, j’ai vu arriver des fournitures scolaires et de la limonade de métropole. Ça a cassé les industries locales. Qu’allez-vous faire, vous, les négociateurs de Bruxelles, pour ne pas détruire l’activité économique locale ? » Deux réponses des négociateurs présents à ce colloque d’un organisme para public, la Cade: « Notre position est évolutive » et «s’agissant d’activité à  intérêt local, la frontière sera ouverte à 60% - intérêt régional : 80% - intérêt international : 100%». Ce qui était frappant c’est que cet échange avait disparu du compte rendu. On met ces pays en coupe réglée ! Voilà pourquoi le Burkina Faso exportateur de riz, est devenu importateur à 80% !

Au Sénégal, tout le lait est importé alors que le pays a 2 millions de vaches ! Tout est comme cela. Les Africains ont bien sûr une responsabilité, mais les puissances occidentales sont corruptrices. Il faut quand même, quelquefois, remettre les choses à leur place : les accords APE (Accords de Partenariat Économique) sont des accords scélérats. Un rouleau compresseur  sur des économies qui ne peuvent pas rebondir ! Nous, occidentaux nous ignorons beaucoup de choses dans ce domaine, mais je suis frappé que les Africains n’ignorent rien ; Eva Joly disait « Je suis frappée de voir qu’il y a beaucoup de haine contre la France en Afrique ».

 

La méthode à Kinshasa : Je suis allé 14 fois à Kinshasa, tous les ans. Quand on va chez ces mamans, elles n’ont même pas un siège à offrir et doivent l’emprunter à leurs voisines. C’est vraiment misérable et ce n’est pas étonnant que les enfants partent à la rue quand il n’y a rien à manger. C’est le résultat de migrations internes ; la famille n’est plus là, alors qu’en Afrique, la seule protection, c’est la famille.

Sur le plan du commerce, il y a des légumes, pour 60 dollars de marchandise et dès qu’il y a une appendicite, cela coûte 80 $. D’un seul coup, la famille n’a plus rien à vendre. Si un oncle ou un cousin passe, on va manger un peu, sinon rien.

Avec le microcrédit, ça suffira pour enclencher toutes les semaines des formations, un travail sur la confiance, sur l’engagement de ces familles. Elles comprennent, ça bouge ; elles arrivent à évoluer et il n’y a pas de rechute. La place d’un enfant, c’est dans sa famille. Aucun enfant au monde ne devrait être dans la rue ; c’est une situation extrêmement anormale, comme ça l’est chez nous. Il n’y a pas de compromis à avoir là-dessus ; les choses ne sont pas négociables, ni en France ni là-bas.

Ça, c’est Kinshasa. Cette année, après des péripéties qui prendraient trop de temps pour expliquer par où on est passé, c’est un directeur financier de la Banque Mondiale qui dirige Karibu Kinshasa (note de transcription : lire « karibu » - voir www.karibu-asso.fr/). Le coordinateur a pris des engagements associatifs ++, on est en train de surmonter, de grandir ; on a lancé quatre nouveaux programmes cette année. On a créé une coopérative « étape2 du crédit », pour les mamans qui ont réussi la première étape. On commence une activité d’éducation à la santé ; c’est très important là-bas. 700 M2 d’agriculture : Nous allons générer nos propres revenus pour accéder à une plus grande autonomie financière. L’association s’appelle Karibu, qui veut dire « bienvenue » en swahili (le swahili est la première langue africaine, hormis les langues occidentales, parlée dans huit pays).

Bernadette : Il y a donc eu la période « accueil de familles » puis la période « Kinshasa » ?

Olivier Chazy : Non, les deux projets ensemble ont été mené ensemble : l’un est né de l’autre. À Meudon, on a accueilli 270 personnes et, à Kinshasa, on a ramené dans leur famille, 620 enfants. On est parti d’un budget « zéro » en 2004 et, l’an dernier, on a reçu 40.000 euros de dons. Il y a donc eu un travail de communication important ; on a retravaillé indéfiniment jusqu’à ce que ça soit bien compréhensible, ça soit rassurant, ça soit clair et convaincant pour obtenir ces fonds. En effet, quand vous entrez dans des mécanismes administratifs, ça devient très compliqué, avec à nouveau du désordre, des aléas et bien des mauvaises surprises.

 

Nicolas : j’ai envie de te poser une question : finalement, en France, as-tu réussi à recréer du lien ?

 

Olivier Chazy : Le lien c’est une question de méthode. Tous les anciens sont sur liste numérique, plutôt maintenant sur smartphone. Il y a 400 personnes sur l’annuaire et on envoie 1000 cartes de vœux chaque année. On a donc travaillé très sérieusement la question du « maintenir le lien ». Par exemple, une enfant ne donne plus signe de vie pendant 20 ans et tout d’un coup … c’est très profond, ce qui se passe. Pour qu’il y ait lien, il faut aussi des opportunités de se rencontrer. C’est ce qu’on offre. Il y a la fidélité numérique ; c’est vraiment un atout majeur et il faut vraiment investir parce que ça produit des effets très puissants. Avec Facebook, je suis en contact journalier, téléphonique et image, avec Kinshasa ; ça a permis de retrouver nos anciens professionnels ; ça reconstitue nos réseaux. Facebook, ça produit des effets fantastiques. Il faut savoir l’utiliser : c’est comme une Mercédès, on peut aller droit dans le mur ou faire des choses intéressantes.

 

À Meudon, au début, nous étions locataires et nous avons eu trois propriétaires. Au départ, c’était un particulier qui a accepté avec grande crainte de nous voir partir dans cette direction folle d’accueillir des grands marginaux. Il a quand même accepté. En 2000, il a souhaité vendre et on a fait racheter le local par un propriétaire qui était au cœur du social. On s’est dit « On va sécuriser notre projet ; on va le prendre dans la mouvance Emmaüs ». Le troisième directeur nous a dit « Vous virez d’ici ; je dois réhabiliter la maison ». Ah ! C’était un peu inimaginable de nous chasser comme ça et c’était un type d’Emmaüs qui nous disait cela ! Et l’État, après nous avoir soutenus pendant 9 mois, nous a lâchés. Il nous disait : fini, monsieur Chazy, vous partez ! Allez voir ailleurs, peut être chez les réfugiés. Passée la phase de stupeur et de consternation, je me suis dit que ça ne se passerait pas comme ça ! On a fait une super campagne et on a fini par obtenir le soutien public du maire de Meudon, de quatre inspecteurs généraux IGAS, de l’ancien préfet de Région Daniel Canepa, du Président du conseil national des politiques de lutte contre les exclusion, Etienne Pinte, de l’ancien secrétaire général de la CGT équipement, d’un architecte conseiller du conseil de l’ordre, avec un article dans les médias ! Et in fine Emmaüs lui a demandé de revoir ses orientations et de se mettre au service des projets associatifs de ses partenaires gestionnaires (nous sommes 16 dans ce cas). Il ne comprend pas ce type d’engagement. Et finalement le Préfet nous a reçus et on a des chances de gagner. Même si ce n’est pas encore joué !

 

Nicolas : pour éclairer les choses, ton bailleur est prêt à reloger tout le monde, y compris toi, mais pas à reloger l’association, c'est-à-dire à fournir un local collectif qui permette la vie de l’association. C’est donc le débat sur le lien. S’agit-il simplement de recaser les gens individuellement ou de permettre de construire une vie ensemble ?

 

Olivier Chazy : Absolument, on revient sur ma critique de l’action publique. Le cloisonnement fait que cette responsabilité générale de ne pas casser les liens entre les gens qui est leur bouée de survie n’est prise en compte que très partiellement, comme n’est pas prise en compte la souffrance des gens

Des chiffres, 2200 ménages sont à l’hôtel ; il n’y a pas photo, on a besoin de gens comme nous ! On s’est dit : l’association a vocation à grandir ! Donc montez nous un étage. On a le soutien des services techniques de la mairie. Ça coûtera en cloisons usinées en bois deux fois moins cher que votre construction conventionnelle. Nous sommes confrontés à des réponses dilatoires ou pas de réponse ! Nous, on veut des explications techniques. Il est sur la défensive. On va être ferme ! Et on va rendre l’affaire publique ; le journaliste du Parisien est d’accord pour cela, deuxième article ! Il sera gâté ! S’il le veut, on peut l’arroser joyeusement !

 

Question : Que veut-il faire de la maison ?

 

Olivier Chazy : On aimerait le savoir ! En fait, il est contraint et administré sous tutelle ; il ne fait pas ce qu’il veut ; il est obligé de garder le public prioritaire. Il ne peut pas s’enrichir et ce n’est pas un promoteur privé : son salaire est fixé. Pourquoi résiste-t-il alors en multipliant des affirmations non fondées– vous inventez des règles pour nous bloquer. Qu’est-ce que c’est que ce discours?

J’ai perçu qu’il était indifférent au facteur humain et qu’il agissait comme un promoteur voulant faire du chiffre, et qu’il fallait intervenir au-dessus de lui pour qu’il rectifie la position, c’est fait

On est là pour accompagner des familles en difficulté ; c’est mon choix de vie. Ça ne se négocie pas !

 

Nicolas : l’heure tourne ; as-tu des choses à dire sur ton propre itinéraire personnel ?

 

Olivier Chazy: J’ai eu un engagement syndicaliste – 30 ans. J’ai fréquenté la PNL (Programmation Neuro Linguistique) 15 ans. J’ai fait 40 ans d’administration publique. J’ai donc construit des outils qui peuvent servir, qui réparent vraiment les blessures de l’enfance, qui apprennent à se battre efficacement. Je vous le dis d’expérience. C’est un ensemble de connaissances assez empiriques qui vient des États Unis.

 

La PNL a réparé les blessures de ma vie. Mon père est mort quand j’avais 13 ans et ma mère était gravement malade. Nous étions donc dans un grand désordre familial qui m’a mis en très grande insécurité. Je ne serais pas là devant vous si je n’avais pas fait ce travail de réparation. Je témoigne donc de la force de ces outils. Pour en dire un tout petit peu plus, nous avons de petites programmations : à un moment donné de notre vie il y a eu un problème et nous avons répondu à ce problème ; nous avons fait ce que nous avons pu avec le petit niveau de capacité alors disponible. Par exemple : enfant, on a pu se méfier des gens grands avec une barbe, parce que, à ce moment-là, c’était le seul moyen de se protéger, et toute votre vie vous allez vous méfier des gens avec une barbe. C’est le genre de petite difficulté qui vous empoisonne la vie et qui s’efface totalement en une séance. Un enfant qui avait été violé par son père, a perdu la peur de son père en une séance.

 

Cependant, je ne suis pas en position de thérapie. C’est mon histoire qui s’est faite aussi avec le syndicalisme qui demande aussi beaucoup de relationnel. Mon histoire, c’est encore la Mission de France qui m’a mis en contact avec des gens qui avaient un engagement de vie absolument radical. On a grand besoin d’un tel engagement pour réveiller l’engagement évangélique qui est radical ou qui n’est pas. M’occupant d’un campement rom au petit Clamart, j’ai contacté le doyen pour tenter d’impliquer l’Église locale et je me suis entendu dire : ces gens font la manche et sont sales ! Je rêve ! Je ne comprends pas comment ces gens-là font partie de l’église ! Notre base, ce sont les évangiles, quand même ! C’est clair ! Je ne sais pas ce qui se passe ; il y a une espèce d’effondrement de l’intérieur ! Je ne sais pas comment répondre à cela. Pourtant, là, il n’y a pas de Front National en embuscade comme à Nice où le Secours Catholique soutenu par l’évêque, traumatisé, demande l’autorisation au préfet pour faire de l’hébergement ! Mais au petit Clamart, il n’y a pas de peur à avoir.

 

On n’est plus dans les évangiles. Notre mission, c’est cela, et il faut le vivre, il faut aller jusqu’au bout et donc il faut retrouver le dialogue avec la société séculière qui s’est passée de nous. Nous, chrétiens engagés, nous avons disparu du paysage ; il faut rétablir le contact, au moins le dialogue. Il faut donc rencontrer ce petit noyau d’irréductibles antireligieux, parce que il y a une longue histoire  et l’église a fait de très nombreuses conneries pendant trois siècles : on était contre les droits de l’homme, contre la démocratie, contre la citoyenneté, contre tout ce qui bougeait ! Sauf des minorités. C’est assez lourd à porter ! (Dans la salle, rires et remarques comme « quelle nuance »).

 

On peut approfondir mais en tout cas, quand vous fréquentez des milieux non religieux, ça ressort : ils n’ont pas la connaissance de ce que fait l’église aujourd’hui, mais ils ont cette mémoire-là. Ils vous rafraichissent la mémoire vraiment, quotidiennement. Nous, on l’oublie, mais eux, non !

En tant que chrétiens, il faut faire signe de notre foi, de cette rencontre avec le Christ. Ce qui fait signe pour nos contemporains, c’est ce qui fait sens, et ce qui fait sens, c’est ce qui est utile, sans se payer de mots. Donc, vigilance, il faut entrer dans une certaine efficacité, d’où les leviers dont je vous ai parlé.

 

Avec l’efficacité, il faut aussi être prudent ; elle peut aller jusqu’à des mauvaises choses, mais il faut quand même que le service soit vraiment rendu. Quand on est devant des réfugiés, ce sont des gens qui ont faim. Si la main n’est pas tendue, il y a un problème sérieux. Je reprends les paroles du pape : « Notre mission, c‘est notre présence au monde. » L’église n’est pas une fin en soi. Ce doit être un humble instrument de médiation du royaume. Tout est dit. Il ajoute que ça peut être bancal, chaotique ; ce n’est pas grave. Il faut qu’elle redevienne humble et qu’elle arrête de dire qu’elle est experte en humanité. Quand on se fait chopper sur la pédophilie, on arrête de dire qu’on est spécialiste en humanité ! Qu’on ait l’humilité d’apprendre le chemin de la rencontre qui est évolutive. Pour être au top de ce qui est pertinent sur le plan humain, sur ce que nous apporte cette société séculière dans laquelle on est, il faut capter cela. Il faut que les institutions chrétiennes se mettent à jour, mais pas seulement, parce que la justesse de la relation humaine, c’est ce qui nous rend à nouveau crédible dans notre engagement.

 

Je voudrais évoquer un point : Nous avons fait circuler la pétition dans deux marchés à Meudon, en milieu résidentiel et en milieu populaire. On présentait notre histoire avec l’expulsion à la clé, nous étions maltraités par les institutions, on présentait les chiffres de la crise du logement que personne ne connaissait et l’adhésion était immédiate, sur les marchés. J’ai découvert que tous les secteurs de la société respectaient notre engagement et même le soutenaient, c’était un message qu’ils recevaient très bien. Chez les résidentiels, ils se documentaient, ils étaient calmes et quand ils ont vu, ils ont signé, tous. Dans le milieu populaire, une partie était déconnectée, ils n’entendaient rien, ne voyaient rien, ne répondaient pas si on leur disait bonjour. Une autre partie était en souffrance ; ils n’étaient pas disponibles Ils ont leurs problèmes d’argent, de solitude. Puis il y avait une autre partie qui était révoltée : c’est bien ce que vous faites, c’est dégoûtant, je signe ! C’est cette énergie-là. C’est ce qu’on vient de voir dans les élections. Il y a une partie de notre société qui est en souffrance, en révolte. Ces gens-là approuvent les petits projets ; ils n’aiment pas que les petits projets soient maltraités. C’est un message important, car personne ne m’a jamais fait de commentaire sur mon engagement. En quarante ans, les commentaires que j’ai eus sont très rares, et, tout d’un coup, j’ai eu ce retour de la société : «  c’est bien ce que vous faites ; on vous soutient. »

 

Quand maintenant Ruffin dit « Je suis député et je me paye au SMIC et je suis révocable », il ne passait pas au premier tour et il est passé largement au second. Le comportement humain, l’attitude humaine qu’on a dans notre société, ça c’est un message qui est reçu cinq sur cinq. C’est intéressant, car nous les chrétiens, c’est là-dessus qu’on est en recherche pour avoir cette attitude chrétienne qui soit juste par rapport à la société. Avec les cardinaux qui ont des appartements de 800 mètres carré, à Rome dans la société séculière, il vaut mieux faire du dégagisme avec eux parce que c’est très violent ! Quand on aura enfin remis de l’ordre dans l’église, ça sera une bonne nouvelle ; la société n’est pas du tout indifférente à cela.

Nicolas : Nous allons maintenant travailler en groupe et te poser des questions tout à l’heure. Tu pourras alors préciser certaines choses. Nous te remercions.

 

 

Questions / Réponses à Olivier Chazy

Questions du groupe 1 :

On a bien vu que l’accueil s’adressait essentiellement, quand tu parlais de famille, à des mères avec leurs enfants. Quelle est la place des hommes dans tout ça ? Car dans les images de migrants sur des bateaux, ce sont essentiellement des hommes que l’on voit.

On n’a pas bien compris comment les deux projets « dans ta maison », et « à Kinshasa » dépendaient l’un de l’autre. On voudrait savoir si ces projets avaient ou non une caution institutionnelle. Peux-tu nous donner des précisions sur ces points ?

Comment s’en sortent les enfants qui n’ont pas pu réintégrer leur famille ?

 

Questions du groupe 2 :

Comment faites-vous pour régler les conflits dans votre foyer à Meudon ?

En Afrique, comment faites-vous pour reconstituer les familles, pour retrouver les mères et les enfants ?

La mondialisation : vous critiquez l’importation de denrées qui devraient être produites sur place, mais vous citez des apports comme Facebook. C’est paradoxal ; qu’en pensez-vous ?

 

Questions du groupe 3 :

Outre les questions déjà posées : Sur la partie Kinshasa, quelle est la pérennité des familles réunies ; quels sont les risques que les enfants repartent à la rue ?

Sur Kinshasa encore, il y a sûrement d’autres associations qui travaillent à réunir les familles. Votre travail représente-t-il une goutte d’eau par rapport à la taille du problème, ou peut-il avoir un effet massif sur la réunification de familles?

Sur Meudon, les gens qui sont avec vous cherchent-il un logement ou une vie en communauté ?

Le propriétaire semble avoir l’intention de reloger des gens du même genre. En quoi cette initiative paraît-elle mauvaise, avec moins de familles en communauté mais plus de familles relogées ?

Partie française encore, vous avez beaucoup parlé des insuffisances de l’administration, des institutions. Par ailleurs, on a beaucoup de témoignages de processus mis en route par des associations. Comment les associations peuvent-elles aider l’administration à s’améliorer ? Quels sont les freins à l’amélioration dans l’administration ?

 

Questions du groupe 4 :

Pourquoi aller si loin à Kinshasa, par rapport à Meudon ? Le voyage à Kinshasa a-t-il changé la façon de gérer le projet français ?

Une association individuelle, plus quelques professionnels, peut-elle être plus efficace qu’une grosse association ?

Quel héritage laissez-vous ? Qu’en est-il de la pérennité de ces structures après vous ?

 

Questions du groupe 5 :

Devant l’ampleur des flux migratoires, n’avez-vous pas l’impression d’avoir construit un pont d’allumettes ? L’action a-t-elle une suite ? Comment voyez-vous l’évolution de Karibu ?

Comment voyez-vous la professionnalisation des carrières sociales ? Ne s’accompagne-t-elle pas d‘un décalage avec les réalités de terrain ?

Le pape est intervenu dernièrement à Lampedusa sur l’accueil des migrants. Cela peut-il changer la politique inhumaine européenne d’accueil des migrants en les bloquant en Turquie ?

Comment voyez-vous l’action des chinois en Afrique ?

 

Réponses d’Olivier Chazy :

 

À Kinshasa les hommes sont dé-monétarisés ; dès qu’ils ont un peu d’argent, c’est la bière et le café. C’est vrai que tout le microcrédit, sur la planète, s’appuie sur les femmes. Le lien entre les femmes et leurs enfants est tellement fort que, dès qu’elles le peuvent, elles pensent d’abord à leurs enfants. L’homme, c’est plus compliqué ! C’est un constat général : on s’appuie sur la femme. Mais c’est extrêmement important d’essayer de rattraper les hommes. Jusque-là, on le faisait assez mal, mais, avec l’équipe actuelle, on va les chercher systématiquement, on essaie qu’ils s’impliquent un peu, on les associe aux formations. On a beaucoup progressé sur ce plan. Cependant, on va donner l’argent à la maman. C’est vrai que ça va poser quelquefois des problèmes dans le couple. Ça dépend des situations, matrilinéaire ou patrilinéaire. C’est aussi cette complexité africaine : ça peut être le frère de la maman, …voilà la réponse sur ces questions-là.

 

Intervention de la salle : à Meudon, il n’y a pas de père ?

En fait, le père est intermittent ; la plupart des familles qui sont là sont en rupture de couple. Ça a souvent été le facteur déclenchant de leurs problèmes, avec beaucoup de contentieux ou de problèmes avec la CAF autour de ces ruptures. Les hommes, on les voit de temps en temps, car ils font les bébés chez nous. Il y a aussi un homme parmi les accueillis ; avec moi et le salarié ça fait trois hommes permanents pour quatre femmes ; c’est quand même un peu mixte !

S’agissant du lien entre les deux projets : je suis fondateur et président et chef de projet des deux associations. Quelques administrateurs de France s’impliquent à Kinshasa. En droit, il y a une association de droit français en France et une association de droit congolais à Kinshasa. On peut trouver des financements soit en France, par exemple avec l’agence française de développement, ou des financements sur Kinshasa. On s’adapte surtout au financeur. C’est vrai que, très longtemps, très intensément, j’ai été le chef de projet. Maintenant, il y a une vraie équipe locale avec une vraie compétence. Ils vont pouvoir s’approprier d’avantage le sujet ; les cadres, la vision sont posés. Tout est en place ! C’est beaucoup mieux et ça permet de poser la question de l’avenir plus sereinement. Cette année nous avons commencé une activité agricole, pour générer des revenus, et on cherche à créer un petit marché dans le même but. Il a fallu d’abord construire des gardes fous par rapport à l’argent. Il ne faut pas faire de projet en Afrique si on ne vérifie pas sur place, jamais ! On progresse dans la bonne direction, mais pour l’instant encore, si je disparais, tout s’arrête.

 

Même chose à Meudon ; je ne vais pas trouver de remplaçant, mais j’essaye de trouver un partenaire qui pourrait être le CAP (Centre d’Accueil protestant) ou SNL92 (Solidarités Nouvelles pour le Logement). SNL est un système qui, sur l’Ile de France dispose d’un millier de bénévoles et 70 salariés, qui a une politique foncière et peut capter des capitaux et gérer du patrimoine ; ils ont les outils pour cela. Ils pourraient prendre la suite et sont à peu près dans cette direction-là. Voilà ce que l’on vise.

 

La place d’Emmaüs : je ne suis plus membre d’Emmaüs, mais reste enraciné dans les valeurs de l’abbé Pierre ; il avait une ouverture d’esprit radicale. Emmaüs est un mouvement compliqué : l’abbé Pierre a été mis à la porte de son mouvement en 56 avec sa secrétaire qui était sur le trottoir avec sa valise. C’est un mouvement qui oscille entre la dimension prophétique et la dimension gestionnaire. On trouve cela partout. Et les gestionnaires ne veulent pas des prophètes et les prophètes se foutent des gestionnaires. Donc, quelquefois ça explose et c’est très compliqué à gérer. Dans la baie de la Roya, ça explose pour les mêmes raisons entre gestionnaires d’hébergement qui demandent la permission au Préfet pour avoir les fonds et les prophètes qui font condamner le Préfet pour violation de la loi, je viens de le voir. C’est compliqué à gérer car ce ne sont pas les mêmes cultures et il faut arriver à trouver un terrain d’entente. L’abbé Pierre, lui, a réglé le problème : il est sorti d’Emmaüs et a refondé à côté, et vingt ans plus tard il a dit : il faut re-fusionner tout ça ! C’est devenu Emmaüs France.

 

Moi je suis sorti d’Emmaüs ; ça ne s’est pas bien passé. C’est vrai qu’il y a des compétences de gestion à avoir : un contrat de travail, il faut faire très attention ; c’est un aller simple et pour redresser, c’est très compliqué. Maintenant, j’ai suivi plein de formations et je sais mieux gérer. Au départ, mes contrats n’étaient pas très bien faits ; ce n’était pas très bien géré. Il y a de vraies questions de gestion qui sont incontournables ; on doit pouvoir, à la fois, être dans l’interpellation des pouvoirs publics et être de bons gestionnaires. C’est possible ! Mais les intuitions restent entières et peuvent être portées par tout le monde. L’abbé Pierre était extrêmement ouvert à tout le monde et ne s’est jamais limité à son mouvement.

 

Nicolas : peux-tu terminer sur la question des conflits à Meudon?

On a eu récemment un conflit et avons fait appel à une médiatrice professionnelle. Ça n’a rien donné parce que, pour réussir une médiation, il faut que les gens aient envie de sortir du conflit. C’est aussi vrai pour les pays. Si les gens ne veulent pas sortir du conflit, personne n’y arrivera ; Il y a aussi des gens qui ont besoin du conflit  et la sortie est introuvable. Dans les résidences sociales, il y a un peu l’inconditionnalité de l’accueil et on ne peut donc pas facilement virer les gens. Quand il faut virer, c’est très compliqué mais quelquefois c’est nécessaire pour sauver la structure. Les résidents ont besoin que les limites soient posées.

Ce qui est très important, au niveau des conflits, dans une structure comme celle-là, c’est qu’il y ait plusieurs interlocuteurs : ça ne marche pas avec l’un et ça marche un peu mieux avec l’autre. Si je suis tout seul dans l’interface, ça va être plus compliqué. Il y a des gens qui ont le feeling, très doués, qui captent bien les personnes et qui peuvent, dans certains cas, y arriver là où d’autres n’y arriveront pas. On est submergé de représentations, de projections ; ce qui complique la vie, la pourrit même parfois ; les gens peuvent croire que vous les manipulez, ils croient ceci, ils croient cela dur comme fer. On est dans une société où les connaissances et les croyances sont au même niveau. Ils croient que vous les manipulez, ils sont convaincus, persuadés et ce n’est pas la peine d’essayer d’y rien changer.

Donc, c’est compliqué de désamorcer ça et c’est vrai qu’il faut une équipe. C’est vrai aussi que nous, nous sommes trop petits ; c’est là qu’il faut qu’on aille vers des systèmes plus grands et réfléchir en amont. C’est toujours en amont qu’on va avancer. Quand c’est déjà chaud, ça devient très difficile. J’ai le souvenir d’un gars, un cas incroyable avec un parcours de vie étonnant : un haïtien, qui s’est converti à l’islam et est parti 4 ans en Arabie Saoudite poursuivre une formation universitaire. Il a été déstabilisé là-bas parce qu’il a trouvé une société tribale qui méprisait les gens de couleur comme lui : il n’a été accueilli qu’une seule fois dans une famille en 4 ans. Ça l’a marqué. Ses illusions sont tombées mais Il continuait dans ses petits rêves : il est sur internet, persuadé qu’on n’a jamais été sur la lune. Mais on ne peut pas discuter ; ce sont des certitudes. Le savoir est modeste, il évolue, il est toujours en train de se réajuster, mais les croyances, ça ne se réajuste pas. Il y en a beaucoup, beaucoup, qui fonctionnent avec des représentations et ça fait partie du problème.

 

Autre question sur Meudon : est-ce que la solution du propriétaire est mauvaise ?

 

Les normes qui s’appliquent maintenant sont tombées en avalanche et une réhabilitation coûte deux fois plus cher qu’il y a 30 ans avec des surfaces plus grandes soit 12 m2 pour une personne seule et 18m² pour deux personnes. Dans des bâtiments anciens et en milieu de densité urbaine c’est compliqué. Le choix qu’a fait le propriétaire c’est de raser des cloisons intérieures et de passer de 8 à 5 pièces. Ce qui conduit à diminuer le nombre d’hébergés et de casser le projet associatif. Nous faisons le choix inverse, celui de monter un étage pour maintenir notre capacité d’accueil et faire vivre nos spécificités : habitat partagé, pièce polyvalente.

Nous sommes dans un paradoxe : on n’arrive pas à mettre les gens à l’abri, il y en a environ 2000 dans ce département, le taux de sortie des hébergements c’est 3% annuel et quand on construit on fait grand. J’écoutais Benoist Apparu, ancien ministre sur ces questions-là : il disait qu’il fallait retirer 8 des 10 dernières normes décidées pour répondre à l’urgence du logement. Les politiques publiques sont conçues au croisement de forces contraires, entre l’impératif de loger tout le monde et les exigences du confort, entre le refus de la mixité sociale et la nécessité de loger les enfants des familles des classes moyennes.

C’est pourquoi nous proposons un étage de plus. Ce n’est pas un désaccord à titre personnel, c’est un désaccord de vision : on ne veut pas que les gens soient à l’hôtel ni à la rue. Lui, ça ne l’intéresse pas de construire plus. SNL (Solidarités Nouvelles pour le Logement), confronté aux mêmes obstacles, dit : « pour y arriver on va acheter des ruines qu’on rasera pour reconstruire et sortir de petits loyers ». Avec leur foncière, ils nous proposent si on trouve le terrain de financer 50% du budget et l’association devra compléter. Ce sont les Hauts de Seine ! Les statistiques nous montrent la tendance : la relégation des pauvres.

 

Sur Meudon, on a un taux d’HLM de 26%, soit au-dessus du seuil légal SRU de 25%, construit avec du PLAI (« Prêt Locatif Aidé d'Insertion » réservé aux personnes en situation de grande précarité), mais 80% des locataires de ces logement ont des revenus au-dessus du plafond PLAI, ce sont des gens de classe moyenne. Les politiques publiques sont incompréhensibles, il faut aller chercher plus profond pour comprendre. La majorité des pauvres, dans les zones urbaines, sont dans le secteur privé, avec tous les problèmes d’insalubrité, tout cela n’est pas transparent ! Il y a une résistance des politiques publiques à la transparence ; or, quand on n’a rien à se reprocher, on peut être transparent. Les gens de l’équipe avec laquelle je travaille dans l’observatoire de la précarité sont des gens très brillants.

Mais ça fait deux ans qu’ils rament pour accéder à l’information. Ils y arriveront parce qu’ils sont opiniâtres. Les politiques publiques, qu’est-ce qui va les améliorer ? C’est de les obliger à la transparence. Les associations ne dominent pas la situation mais il y a du lobbying : le budget annuel de la lutte contre l’exclusion est un budget de 1,7 milliard. Chaque année, les associations, au sein d’un collectif alertent, montent chaque année à Matignon et obtiennent une rallonge de 200 millions. Mais chaque année, il faut recommencer ; c’est l’instabilité budgétaire. Le Ministère du budget n’a qu’un objectif « baisser la dépense » et les associations veulent que les gens soient mis à l’abri; c’est Matignon qui arbitre. Chaque année on sait qu’on n’aura pas assez ; on a doublé le nombre de sans-abris en dix ans, selon l’INSEE.

 

Il y a des flux migratoires qui arrivent, mais ça n’est pas une invasion, ça c’est faux ! Ces flux sont stables depuis des décennies. Il s’agit de 200 000 personnes moins ceux qui repartent. Il faut bien sûr compter les réfugiés, mais on a été tellement dissuasifs qu’ils ne viennent pas en France ; on est à 15% de nos engagements dans les accords européens. À Nice, les mineurs étrangers isolés, qui sont juridiquement protégés par la loi sur la protection de l’enfance, sont reconduits à la frontière.

Les préfets sont condamnés pour traitement inhumain dégradant (Pas de Calais, Nice). Changer le cœur de l’homme c’est bien mais il faut aussi changer les gros systèmes et depuis la RGPP (révision générale des politiques publiques), on a cassé l’administration ; c’est un autre monde. J’ai connu une administration qui était en dialogue avec les acteurs de terrain ; ça n’existe plus. On a du contrôle massif sur les pauvres et on ne va pas chercher les 80 milliards qui manquent dans les recettes fiscales.

Ça réglerait tous nos problèmes, 80 milliards ! Un autre problème : on impose l’informatique partout et vous ne pouvez pas savoir le nombre de gens qui sont perdus avec l’informatique, y compris des français et même des cadres. Sur le marché, quand on a demandé aux gens leur adresse mail, beaucoup avaient des difficultés pour la donner On pourrit la vie des gens et ils renoncent. 40% des gens renoncent au RSA et, pour renoncer au RSA quand on n’a rien, il faut que l’on se soit bien pris la tête ! Ce sont des rapports officiels ; François Chérèque, au gouvernement, avait fait un rapport là-dessus. On a comparé les statistiques de la CAF et du Secours Populaire dans les Hauts de Seine et on voit que plein de gens sont hors droits !

 

Intervention dans la salle : si le propriétaire n’a pas respecté la norme, par exemple de m2, il va en prison. Il faut mettre cela en perspective. Il y a aussi l’assureur qui n’assurera pas si on n’est pas aux normes. Il y a un concours de choses qui s’enchevêtrent et qui font que ça bloque.

 

Olivier Chazy : je suis d’accord avec ce que vous venez de dire. On est tous piégés par le risque zéro. Comme il n’existe pas, on va tous mourir. On est dans le système et il faut le changer. On a un capitaine des pompiers qui est passé et nous a dit « vous êtes tous au rez-de-chaussée ; que voulez- vous qu’il arrive ? » Il n’y a que les avions au sol qui ne tombent pas ! Le risque de laisser des gens dans la rue, c’est un risque maximum. Mais il n’est pas chiffré ni assuré ; il ne pose donc pas de problème ! Les pauvres dans la rue ne sont pas solvables ; il n’y a donc aucun problème. C’est l’argent qui conduit tout et c’est malsain. Pour revenir à mon propriétaire, je n’ai rien contre lui, mais je veux créer des places pour les gens qui n’ont pas de logement et lui ne veut pas. Il y a deux projets et ce n’est pas qu’un problème de m2 et de bâti. Je suis porteur d’un projet, et on n’a pas le droit de détruire les projets parce que la société vit par les projets, les petits comme les grands, et les petits doivent avoir leur place dans l’environnement. C’est ça, le message : Politiques publiques, prenez en compte les petits acteurs et aidez-les à grandir, mais ne les détruisez pas. Notre société, pour vivre, n’a pas besoin que d’assurance ; elle a besoin de petits acteurs, qui sont le tissu humain, qui ont la créativité !

 

Kinshasa : Il n’y a pas de rechute. On a vécu avec ces deux enfants séparées de leur mère pendant deux ans : j’ai remarqué que l’attachement était d’autant plus profond qu’il y avait eu séparation. C’est vrai aussi à Kinshasa. Une fois qu’il y a eu séparation, quand, à nouveau, ils sont ensemble, le lien est très fort. Il y a ce problème de survie, mais on a très peu de rechute. On l’a mesuré sur 5 ans.

 

Maintenant comment on retrouve les familles ? À Kinshasa, chaque habitant connaît mille personnes ; ils sont dans le relationnel ++. Ils déménagent mais, en plusieurs semaines, on finit par les retrouver. Tout le monde connaît tout le monde même s’il y a 12 millions d’habitants. Une voisine saura quand ils sont passés et on les retrouve presque toujours (parfois les parents sont partis dans le bas Congo, à mille kilomètres). Connaissez-vous le documentaire «Benda Bilili » ? (note du transcripteur : c’est une histoire de groupe de musique, absolument extraordinaire sur le Congo) : leur campement a brûlé. C’est terminé, plus de musique, plus rien. Le réalisateur est revenu à Kinshasa. On a alors recherché les musiciens ; on a mis du temps mais on a reconstitué l’équipe. C’est donc possible, avec les familles aussi.

 

Petite association et grande association : en France, 80% des budgets associatifs vont sur 300 associations. Ces gros systèmes sont des gestionnaires purs ; ce sont des rouages des politiques publiques. Ils ne font que de la comptabilité ; il n’y a plus l’âme, il n’y a plus le sens, il n’y a plus la vie. C’est un danger mortel pour une société de n’être que dans la gestion. Le reste du million d’associations se partagent 20% du budget, mais ce sont elles qui portent la citoyenneté, qui portent les valeurs, qui portent la solidarité. C’est un peu binaire ce que je vous dis, mais je la vois souvent quand même, la tendance gestionnaire. Quand je rencontre des consultants qui viennent voir les associations, ils me disent : on ne pose plus de questions sur le sens ; on n’en a plus le temps ; on est sur les contrôles de gestion et des tas de choses très lourdes. L’énergie est captée. Ce n’est pas que les gens n’aient pas envie de réfléchir sur le sens mais c’est qu’ils sont captés, par exemple par du reporting EXCEL. Il y a une tendance très forte pour que les associations rendent des comptes précis de gestion. C’est une tendance ; il y a quand même des gros systèmes qui sont sur des valeurs, Emmaüs par exemple. Les associations ont quand même plus de facilité à être sur les valeurs, et j’ai remarqué que c’était souvent clivé. Les bénévoles sont dans certaines associations et les professionnels dans d’autres. Ce n’est pas très mélangé : les bénévoles sont plus attentifs au sens et aux valeurs ; les professionnels, eux, sont plus attentifs aux techniques de travail. Ces complémentarités ne sont pas toujours évidentes ! Il y a des différences de culture. Ce qu’il faut, c’est grandir pour se protéger parce que les grands systèmes associatifs sont brutaux, aveugles, violents, pour toutes sortes de raisons. Par exemple, j’avais un salarié en CAE (contrat d’accompagnement à l’emploi). Tout d’un coup l’administration décide de baisser le taux d’indemnité de 10% puis elle décide de supprimer 30 ou 40% des contrats. Tout le monde est déstabilisé.

 

Le droit est instable en France et c’est très dangereux pour les petits employeurs. Cette instabilité juridique dans laquelle on met les acteurs les détruit. J’ai rencontré une salariée en Ariège, 40% des emplois salariés sont des emplois aidés ; s’ils les suppriment le département tombe.

Je peux en témoigner : quand je travaillais, les administrations me fichaient la paix ; depuis que je suis en retraite, tous les ans la structure est menacée de mort. C’est aussi vrai pour celle de Kinshasa : l’ambassade de France a complètement déconné. Ils ont eu six mois de vacance sur un poste, et l’ont remplacé par une volontaire du progrès qui ne connaissait rien d’autre que la comptabilité. Il ne connaissait pas le français de Kinshasa, ne connaissait pas le pays, ne connaissait pas le droit administratif, ne connaissait rien ! On a été pris dans un piège ; ça, c’est l’instabilité institutionnelle et elle est dangereuse. Il faut se grouper pour ça.

 

Question inaudible – grosse/petite association

Olivier Chazy : quand ça a démarré, c’était mon domicile que j’avais ouvert pour accueillir des gens sans logement. Certains commencent en frappant à la porte pour chercher un contrat de travail ; moi j’ai commencé en ouvrant ma porte à des sans-abris, donc c’était chez moi ! Ensuite, soit on arrête tout pour être salarié dans un grand système, soit on essaye de développer ce qu’on fait, et on s’affilie. Je ne suis pas tout seul quand même ; je suis à la fédération UNAFO, j’étais autrefois à Emmaüs, je suis en formation avec plein d’organismes, je suis membre d’un tas de choses. La créativité, la start-up, la microentreprise, ça fait partie du paysage. Il n’y a pas que des multinationales.

Question : quelles sont les erreurs des grosses associations par rapport aux petites ? Quel est l’intérêt d’une petite association ?

Olivier Chazy: Le problème ne vient pas de la taille des associations mais des contraintes imposées par l’Europe ou l’état non dialoguées et un peu aveugles par exemple en imposant des logiques de regroupement, en imposant des mises en concurrences malsaines, en ayant des cahiers des charges trop lourds. Les grosses associations ont une histoire, cent ans parfois. Tout le monde a commencé par le commencement, dans un garage. C’était des petites structures. Puis ils ont eu du talent et de bonnes opportunités. Les multinationales, c’est pareil. Les gros systèmes dans le social, ont deux cent ans d’histoire. Ce sont des sauvegardes. Elles sont nées dans un presbytère, dans une cuisine, et maintenant ils ont deux cents, quatre cents salariés.

Question : pérennité après Olivier Chazy

Olivier Chazy : Nous essayons de diffuser nos innovations, j’observe qu’il faut beaucoup de temps et qu’il y a des incompréhensions ; les gens le font un peu mais tellement mal que ça ne marche pas. Ça commence à venir quand même. On est « open », c’est non breveté. Il y a 170 associations à Kinshasa, qui s’occupent d’enfants des rues ; il y en a 40 qui font de l’hébergement. Il y a 3000 enfants en hébergement et 4000 en ambulatoire ; on va leur rendre visite dans la rue, on leur donne du soin et un peu d’alimentation. Donc 20 000 enfants, 3000 en hébergement, 4000 en ambulatoire : voilà le paysage à Kinshasa, avec des flux d’entrée dans la rue de 500 par mois.

 

Une enquête de l’UNICEF en 2006 a montré à peu près cette vue-là. Ce sont surtout des ambassades ou des congrégations religieuses qui financent ce social. Il n’y a quasiment pas d’état. On trouve des éducateurs avec la machine à coudre parce qu’il faut nourrir les enfants ! Ceux qui ont un peu d’argent, ce sont les congrégations religieuses. Il y a tous les pays de la planète, mais pas beaucoup de français car ce n’est pas notre pays d’influence.

Outre le fait que mes idées soient reprises par d’autres, je travaille à la pérennité de la structure. Il a deux aspects : l’équipe humaine c’est fait ; pour les financements, nous avons créé des activités exclusivement dédiées à la génération de revenus : 700 m2 d’activité agricole, et on a le budget pour créer un petit marché. Il est essentiel qu’ils aient rapidement des revenus qui ne passent pas par moi.

En France, c’est plus compliqué parce que l’argent est donné « intuitu personae ». C’est une relation personnelle à 95% ; les systèmes internet, l’anonymat, ça ne marche pas. On a pris deux initiatives: on a créé une fondation « Karibu Kwétu » sous égide de la Fondation pour l’enfance qui permet d’aller chercher des fonds issus de l’ISF. Et puis, on territorialise : chaque année, on organise dans le quartier soit un débat, soit un spectacle, pour renforcer autour de nous un réseau. Une association peut se développer par sa créativité et en renouvelant les liens avec ses anciens.

 

Question : et tu vas faire le poids par rapport aux chinois en Afrique ?

Olivier Chazy : les chinois, ne s’intéressent pas au social comme nous, leur présence est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle : c’est le premier investisseur en Afrique. Ça c’est bien parce qu’il faut de l’argent, de l’investissement. Ils sont dans tous les pays. Quant aux résultats ils dépendent des négociations car ils peuvent être prédateurs comme tout le monde. C’est inscrit dans notre code génétique d’être prédateur. S’il n’y a pas, en face, du droit, de la compétence, les chinois, les multinationales comme les autres, ils écrasent. Les chinois, eux, travaillent en meute : il y a le paraétatique, l’étatique, l’informel, un peu de tout. Ils font de belles choses mais aussi peuvent faire des saloperies comme n’importe quelle société, n’importe quel pays du monde. Le problème, c’est que les états n’ont pas les experts, donc ce sont les multinationales qui fixent les diagnostics de départ : on ne sait donc pas, ni ce qu’on vend, ni ce qu’on achète parce que ce sont les multinationales qui font les calculs. Vous voyez, c’est malsain.

 

Il y a des histoires surréalistes : un conflit avec une société minière et celle-ci part à Singapour et gagne en justice alors que le Congo n’était même pas représenté. Ils ont tout perdu : On leur demandait 2 milliards de dommage et intérêt alors que le budget de l’état est de 6 milliards. Ils ont alors dit « on vous cède une partie du territoire pendant 10 ans pour vous dédommager ». C’est du troc et ce n’est pas si mal : souvent les chinois sont dans le troc. Ils sont plus intelligents que nous qui avons longtemps voulons mettre de l’argent dans les tuyaux des états, mais ces tuyaux sont complètement vermoulus. Ça n’a aucun sens de travailler avec les états là-bas, je parle de la RDC. On a arrêté cela ;

 

Le directeur de l’AFD (Agence Française du Développement), m’a dit : on ne travaille plus avec l’état mais directement avec les gens sur le terrain. On signe des conventions, des grands machins formels, mais surtout pas avec le gouvernement, sinon c’est le détournement à tout niveau. Quand ils ont pris leur indépendance, alors que le Congo est grand comme un continent, ils avaient 7 universitaires pour diriger le pays. C’était foutu ! Et Mobutu n’était même pas sous-officier ; il ne comprenait rien à l’économie. Il a été un grand prédateur ; il aimait l’ordre : l’ordre régnait absolument. C’était déjà important mais c’était un prédateur. Tout est en ruine. Il n’y a pas eu d’investissement depuis la fin de la colonisation : les trains qui ont été construits en 1904 roulent encore mais au pas parce qu’il faut désherber devant le train. C’est ça le Congo. On met donc un mois pour faire 1500 km en train. Ils en sont là ; voilà le cadeau de la colonisation belge ! C’est sans compter qu’avant la colonisation belge, il y avait un prédateur absolu : le roi des Belges: il coupait les bras des africains qui n’allaient pas assez vite dans la collecte du caoutchouc rouge ; c’était un système esclavagiste. Grace à une campagne internationale de journalistes anglais, l’état belge a repris. Cependant, ils ne maîtrisaient pas le sujet, ils avaient peur, ils ne connaissaient pas le pays, bref, n’ont pas fait grand-chose et, à la sortie, il n’y avait pas les cadres.

 

Ça marche mieux avec les petits pays dans le système anglais parce qu’une élite a émergé. Les anglais leur ont dit « faites du commerce, démerdez vous, bossez » et, du coup, une élite s’est constituée. Sans élite, le pays ne peut pas tourner ! C’est complexe un pays. Maintenant, on parachute des experts qui viennent de la Banque Mondiale et on leur dit « maintenant, c’est la démocratie : on vous verse 1 milliard et faites vos élections. Bien sûr, tous les prédateurs viennent au rendez-vous. Aux élections, il y a 8000 candidats et tout le monde pense que c’est pour avoir de l’argent. À la télé j’ai entendu un député dire « je soutiens Kabila car c’est lui qui a payé mes frais d’hôpitaux quand j’étais malade ». Il ajoute quand même « il n’y a pas que cela ; je suis aussi d’accord avec ses projets ». Dans la mentalité courante, on va en politique pour faire de l’argent. L’intérêt général, ça, c’est pour le décor ! Résultat, les élus cherchent à vider les comptes.

 

Les cloches sonnent - Nicolas conclut : le temps est venu de te remercier pour ton engagement, pour ta lucidité, pour ton enthousiasme, pour tes convictions fortes. On a été très sensibles à ton intervention et je te remets, de la part de l’APMA, notre modeste participation à Karibu.

Applaudissements

Olivier Chazy : je vous remercie pour votre sympathie. Je me souviens que, après avoir abordé le sujet de la colonisation dans une paroisse, ça a déclenché toute une cacophonie, avec de la culpabilité pour les uns, des stéréotypes pour les autres…

J’ai donc décidé de lire pendant un mois une vingtaine de bouquins d’universitaires, et maintenant je retrouve le cap. Je sais ce qu’est le franc CFA, comment il est construit.je sais que 60% de l’en-cours du franc CFA est bloqué à Paris ; je sais qu’il y a une parité fixe avec l’euro qui est lui-même surévalué pour la France. Vous voyez le genre de mécanisme. Une fois que vous avez étudié tout cela, les gens ne disent plus rien, ils écoutent. On ne connaît rien sur l’Afrique. Tous les spécialistes vous disent que, en gros, la colonisation, à mi-chemin, ça a été auto financé. On n’a pas fait grand-chose ; ce n’est pas parce qu’on a fait 14 routes qu’on a changé le pays. Le taux de scolarisation était extrêmement bas sur le Mali, ces zones-là, de l’ordre de 20%. Comment voulez-vous qu’un pays s’en sorte avec 20% de scolarisation ?

Nicolas : il faut arrêter maintenant - Applaudissements