Helena Lasida - 2010 - ce que je prends, ce que je donne

ABBAYE DE LA PIERRE-QUI-VIRE

3-4 Juillet 2010

Helena Lasida

Centre de Recherche sur la Paix.
Docteur en Sciences Economiques et Sociales
Maître de conférence à la Faculté de Sciences Sociales et Economiques (FASSE) : cours d’Histoire de la pensée économique, d’Economie Mondiale, de Problèmes d’Amérique Latine, et d’Economie Sociale et Solidaire.
Chargée de mission à la Commission épiscopale Justice et Paix : responsable du chantier Développement qui travaille en ce moment sur le Développement durable.

 

 

 

 

Héléna LASIDA - Juillet 2010 - Ce que je prends,ce que je donne

La Pierre-Qui-Vire le 3 Juillet 2010

CE QUE JE PRENDS. CE QUE JE DONNE

 

Bref

Centre de Recherche sur la Paix.
Docteur en Sciences Economiques et Sociales
Maître de conférence à la Faculté de Sciences Sociales et Economiques (FASSE) : cours d’Histoire de la pensée économique, d’Economie Mondiale, de Problèmes d’Amérique Latine, et d’Economie Sociale et Solidaire.
Chargée de mission à la Commission épiscopale Justice et Paix : responsable du chantier Développement qui travaille en ce moment sur le Développement durable.

 


écoutez la conférence

 

 

Bonjour à tous et merci de cette invitation parmi vous. J'avais entendu parler des Pingouins ici même à la Pierre Qui Vire où il y avait un groupe de personnes lors d’une de mes visites. On m'a dit : « C'est les Pingouins ». C’est un nom qui pose question et en tout cas il est bien sympathique. Et puis quand on parle des pingouins, quand on parle des marins, même si je crois que je n'ai jamais vu un pingouin en vrai, je pense à mon pays qui possède une chose qui l'identifie, c'est la mer. Il n'y a pas de pingouins, il y a quelques marins, mais surtout il y a une grande mer et pour moi la mer est quelque chose de très important. Donc je pense qu'il y a une sympathie a priori avec ce terme de pingouins et de marins, même si je connais très peu votre groupe et votre association.

Juste pour vous dire aussi que de ce pays, l'Uruguay, on en entend beaucoup parler ces jours-ci. (NDLR : rires.) Je ne sais pas si on a gagné le mondial de football de manière très honorable, parce que c'est l'Uruguay. Vous savez qu'hier, il a finalement gagné contre le Ghana. C'est dommage pour le Ghana, parce que c'était le seul pays africain qui restait en course, mais bon je suis très contente pour l'Uruguay, parce que c'est aussi un tout petit pays. Je pense que personne ne pariait sur l'Uruguay, même si vous savez que l'on a été champion il y a bien longtemps, deux fois même, mais il y a plus de quarante ans.

Et puis c'est toujours un plaisir de pouvoir me retrouver à la Pierre  Qui Vire et donc voilà  je suis contente d'être parmi vous, même si c'est une période et une année très chargée. Ce n'était pas facile de dégager du temps, mais je trouve que l'invitation était très sympathique.

Le thème que vous avez choisi pour cette session est : Ce que je prends, ce que je donne.

On m'a donné le thème et on m'a dit de préparer un témoignage. On m’a donné carte blanche. Je ne sais pas très bien pourquoi vous avez choisi ce thème. Je ne sais pas très bien ce que vous attendez de ce thème. On m'a dit : « Faites un témoignage à partir de ce que ce thème suscite en vous ». Donc c'est un peu ce que je vais faire de manière très libre. Je ne sais pas si ça va correspondre à vos attentes. Alors ce que je vais faire, c'est trois choses en fait.

Premièrement :

Dire à partir d'où je parle – ça servira aussi pour me présenter – parce que d'une certaine manière je pense que dire, ce que je prends, ce que je donne, c'est une manière peut-être de dire qui je suis. On est tous des êtres qui reçoivent et qui donnent et on pourrait se présenter par ce qu'on a donné, et par ce qu'on a reçu. Je vais à partir de là dire qui je suis, ou plutôt d'où je viens.

Ensuite trois idées :

Elles me sont apparues en pensant à ce thème, et chacune de ces idées, je vais l'associer à une expérience, puisque cette intervention est de l'ordre du témoignage. Voilà le plan de ce que je voudrais partager avec vous.

I - Dire d’où je pars : mes appartenances.

Je parlerai surtout de mes appartenances multiples. Chacune de ces appartenances m'a donné quelque chose, qui est devenu quelque chose de fondamental pour moi, et en même temps c'est ce que j'ai de mieux à donner aux autres. Et je pense que c'est trois choses que j'associe à mes trois appartenances, et pour moi, ce serait une manière de répondre à cette question de ce que je donne et ce que je prends.

Ma première appartenance, c'est l'Uruguay. La deuxième, c'est l'Italie. Et la troisième, c'est la France.

Alors, je dis un petit mot sur chacun de ces trois lieux qui m'identifient.

A - L'Uruguay est un pays qui s'identifie surtout par la mer. C'est un pays qui a une grande côte. Je ne sais pas si vous le situez, c'est au sud de l'Amérique du Sud, et il est enfermé entre deux grands géants : l'Argentine et le Brésil. C'est un pays dont on parle très peu, car il est très petit. Et surtout il est à côté de deux pays qui sont géants et très connus. Mais voilà c'est un pays qui est – je le décris comme ça – frontière :

- frontière entre deux pays énormes, l'Argentine et le Brésil.

- frontière entre la mer et la terre, parce qu'il est sur l'océan Atlantique et il y a tout le continent de l'autre côté. La capitale de l'Uruguay, c'est Montevideo. C'est un port, et ça a été justement un lieu d'arrivée des bateaux qui venaient de l'Europe, et ils s’arrêtaient très souvent au port de Montevideo.

C'est un lieu de frontière, de passage entre l'Europe et l'Amérique latine.

C'est aussi un lieu de frontière au niveau culturel :

C’est un pays – c'est un peu exceptionnel dans le continent latino-américain – où toute la population indienne a été exterminée et qui a été complètement repeuplé par des européens. Il n'y a pas de populations indiennes comme dans tous les autres pays de l'Amérique latine. Et du point de vue culturel cela fait frontière entre la culture européenne et la culture latino-américaine qui est très marquée par la culture indienne et traditionnelle.

C'est un pays aussi qui culturellement a été très marqué par l'Europe, et pourtant économiquement, comme tous les pays de l'Amérique latine, il est sous l'influence des États-Unis. De ce fait, c'est aussi un pays frontière entre l'Europe et l'Amérique latine.

Donc, je viens d'un pays frontière et pour moi la frontière est devenue quelque chose d'essentiel, et quelque chose qui m'identifie.

Je dirais très volontiers aujourd'hui que je suis un être de frontière. Je me sens toujours quelque part dans un entre-deux. Je suis en France depuis plusieurs années et pourtant je me sens toujours Uruguayenne. J'y vais tous les ans et j'ai ma famille et une grande partie de mes amis là-bas. Je suis entre deux terres et ça aussi, ça m'identifie. Mais c'est souvent une source de tension : quand je suis ici, je veux être là-bas ; quand je suis là-bas, je veux être ici. C'est une source de tension, mais je dirai que je me construis à travers cette tension.

Le fait d'être dans l'entre deux peut être parfois une source de souffrance parce qu’on ne sait pas bien où on est, ni d'où on vient ; et je pense que c'est quelque chose qui construit parce qu’on est en permanence en question. Et donc pour moi la frontière, l'expérience de la frontière, c'est quelque chose que m'a donné l'Uruguay. Je dirais que quelque part, c'est peut-être l'une des meilleures choses que j'ai à donner aux autres, et que j'ai à partager avec les autres. Je suis enseignante. J'enseigne à l'université. Je pense souvent que, en tant qu'enseignante, l'une des meilleures choses que je peux faire pour mes étudiants, c'est justement de les aider à se déplacer, à traverser les frontières, à prendre conscience des frontières, mais aussi à les traverser. Et cette expérience de la frontière, je pense qu’elle est en moi et que c'est l'une des choses que j'ai à donner aux autres. Donc voilà par rapport à la première appartenance.

B - L'Italie. Alors pourquoi l'Italie? Je suis aussi Italienne, même si je n'ai jamais vécu en Italie. L'Italie ? Parce que mes grands-parents faisaient partie des immigrés européens qui sont allés en Amérique. Vous savez, c'était au début du siècle passé et il y avait dans plusieurs parties de l'Europe des situations économiques difficiles. L'immigration se faisait dans l'autre sens. Aujourd'hui, c'est l'immigration vers l'Europe qui est plutôt une terre d'accueil. Alors, c'était l'inverse : on allait en Amérique pour trouver une terre meilleure, une vie meilleure. Les gens qui quittent leur pays pour aller vers des pays espèrent toujours améliorer leurs conditions de vie. À l'époque c'était encore plus difficile et c'était aussi une vraie aventure. On prenait le bateau et on ne savait pas où on arriverait. L'Uruguay est à côté de l'Argentine et Montevideo est tout près de Buenos-Aires, la capitale de l'Argentine. Montevideo et Buenos-Aires sont des ports sur la mer. Les bateaux qui venaient de l'Europe arrivaient parfois à Montevideo et parfois à Buenos Aires. Ce qui fait que la moitié de ma famille est en Argentine et l’autre moitié est en Uruguay. Parce que là où arrivait le bateau, là on restait.

On ne savait donc pas où on allait et c'était vraiment l'aventure. De plus, quand on partait, on savait, et c'est le cas de mes grands-parents, qu'on ne reviendrait jamais. Quitter une terre en sachant que c'était un voyage aller et qu'il n'y aurait pas de retour, je pense que c'est une décision qui marque toute la vie. Je suis donc Italienne à cause de mes grands-parents, même si je n'ai jamais vécu en Italie. Par contre j'ai été élevée dans une famille italienne. Et quand je dis que je suis Italienne, ce n'est pas simplement à cause d’un passeport italien, (ce qui m'a beaucoup facilité la vie en France), mais c'est aussi parce que j'ai été élevée avec plein de références à l'Italie. On mangeait italien, mais on ne parlait pas italien (mes grands-parents s'interdisaient de parler italien parce que justement il fallait parler la langue locale). Je me souviens bien de mes grands-parents qui parlaient avec un fort accent et qui parlaient très souvent de l'Italie. Alors l'Italie m'a donné une autre chose qui, je me rends compte, est devenue constitutive de ce que je suis. Elle m'a donné ce que j'appelle le manque fondateur. J’ai toujours entendu parler de l'Italie comme de cette terre qu'on avait quittée pour aller vers la terre promise – l'Amérique était la terre promise. C'était la terre où on pensait vraiment améliorer ses conditions de vie. Et pour aller vers cette terre promise, on avait quitté une autre terre qu’on n'a jamais retrouvée. Il y avait donc un peu de nostalgie quand on parlait de l'Italie. Et si il n'y avait pas eu cette capacité de quitter quelque chose, il n'y aurait pas eu la possibilité de trouver cette nouvelle terre. Et c'est ça que j'appelle le manque fondateur.

Pour moi, c'est une expérience qui est aussi devenue une expérience centrale. C'est quelque chose qui m'identifie et qui me vient de mon identité italienne : cette capacité de reconnaître dans sa vie et de faire cette expérience du manque fondateur, c'est-à-dire d'être capable de quitter quelque chose pour aller vers quelque chose d'autre qu'on ne comprenait pas encore, qu'on ne connaissait pas, c'est ça le grand défi qui, on espère, va être porteur de plus de vie. À certains moments de la vie, il faut savoir quitter pour pouvoir trouver quelque chose d'autre. Et si on pense toujours à améliorer nos conditions, c’est sans perdre d'autres choses auxquelles on tient. Et là ils ont perdu, ils ont quitté leur propre terre.

Donc là encore une fois, pour moi l'Italie, c'est quelque chose que j'ai reçu, je dirai c'est presque une invitation, c'est un appel. Cette expérience du manque fondateur, je le sens comme un appel, un appel permanent. Cet appel à quitter pour aller plus loin. Et je pense que c'est ce que j'ai reçu de cette éducation italienne, de cette référence à l'Italie dans ma famille et je pense encore une fois que, comme la frontière, c'est peut-être une autre chose que j'ai à donner et à partager avec autrui. Cet appel que j'ai eu pour moi, je dois pouvoir aussi communiquer ou transmettre cet appel pour d'autres.

Encore une fois, ma vocation d'enseignante, je pourrais la vivre aussi en ces termes-là : est-ce que je suis capable de communiquer un appel à mes étudiants ? Non pas simplement transmettre des connaissances, mais est-ce qu’à travers moi, ils reçoivent un appel ? Ce n'est pas moi qui appelle, mais est-ce que je communique un appel ? Est-ce que je suis pour eux quelque chose qui permet chez eux de passer un appel, un appel à quitter, à aller plus loin. Voilà la deuxième appartenance.

C - La France. La troisième appartenance, c'est une appartenance sans carte d'identité, puisque je n'ai pas la nationalité française. Cela fait quand même plusieurs années que je vis en France, et pour moi ça fait partie aussi de ce que je suis. Comme vous l’entendez à mon accent, et c'est très clair, je ne suis pas Française. Mais quand on vit plusieurs années dans un lieu, ce lieu fait partie de ce qu'on est. Et donc aujourd'hui, la France fait partie de ce que je suis et elle m’a permis de faire une expérience capitale, l'expérience de la différence. Faire cette expérience de la différence, je pense que c'est une expérience fondamentale dans la vie d'une personne. En tout cas pour moi, je vis comme un privilège, le fait de pouvoir être confrontée à cette expérience radicale de la différence. Ce n'est pas seulement la différence de culture qu'on ressent quand on est de passage dans un pays, mais c'est le fait de vivre cette différence quand on reste un certain temps, (et je suis restée plus longtemps que ce j'avais prévu au début), mais c'est un peu cette expérience radicale de la différence qui, à mon avis, est essentielle pour se connaître et se reconnaître soi-même. Je pense que c'est face à la différence que vraiment on se connaît soi-même. Quand on est entre des gens qui sont pareils, qui sont les mêmes, justement parce qu’on est les mêmes, on ne voit pas ce qui nous identifie. C'est quand on est face à quelqu'un qui est différent que là se pose la question de l'identité, de qui je suis véritablement. Et je pense que j'ai appris à me connaître et à me reconnaître d'une manière que je n'aurais jamais faite si j'étais restée en Uruguay.

Pour moi c'est un privilège, même si parfois je fais l'expérience d'être l’étranger ; ce n'est pas toujours facile, et encore aujourd'hui, même si je suis complètement insérée, je sais que je ne suis pas comme les Français. Et vous savez parfois c'est un peu lourd. À certains moments je voulais arriver à perdre l'accent, parce que j'étais vraiment agacée du fait que, où que j’aille, la première question qu’on me posait était : « D'où venez-vous ? ». J'ouvrais la bouche, je disais : « Bonjour, ah d'où je viens ? ». Au début, c'est sympa cette attention à l'autre ! Mais vous voyez, quand à longueur de journée, n'importe qui, où que vous vous trouviez, pose la question : « D'où venez-vous ? », c’est une manière de vous dire : « Vous n'êtes pas d'ici ». Et au début on connaît très peu de personnes, on fait des connaissances en permanence !

Voilà, c'est pour dire que l'expérience de l'étranger, de l'étrangeté est dure. Même si aujourd'hui je dis que pour moi c'est un privilège. Elle est dure parce qu’on nous renvoie en permanence le fait qu'on est d'ailleurs. Et cette expérience de la différence n'est pas toujours joyeuse, mais en même temps je pense qu'elle est capitale. Aujourd'hui je peux parler de moi d'une manière que je n'aurais pas pu faire si je n'avais pas vécu cette expérience de la différence.

Voilà ce que la France m'a donné, cette expérience de la différence, et je sens que c'est quelque chose que j'ai à donner et à partager avec les autres, c'est justement le fait d'accueillir la différence, le fait de se laisser déplacer par la différence, et surtout par la différence qui dérange. Parce qu'il y a plein de différences qui sont sympathiques. Voyez, vous dites que vous êtes des Pingouins. Je ne sais pas si vous vous dites vous même des Pingouins, mais pour moi, ça me suscite de la sympathie, ça me donne envie de vous connaître. Mais il y a d'autres différences au contraire qui tout de suite dérangent. Et je pense que c'est cette différence qui dérange qui nous fait nous interroger et encore une fois avancer.

Voilà ce que j’ai reçu de mes trois appartenances : la frontière, le manque et la différence ; je les reçois comme des dons et je sens que c'est sans doute ce que j'ai de mieux à donner et à partager avec vous, avec les autres.

II- Ce que je prends, ce que je donne : trois expériences.

Dans la deuxième partie, je vais livrer comme ça, mais de manière un peu en vrac ce que le thème a suscité en moi : trois choses, et autour de ces trois choses, trois expériences.

A - Prendre et recevoir.

La première chose, quand j'ai lu le thème : « Ce que je prends, ce que je donne », je me suis dis : c'est un peu bizarre, parce que moi à côté de donner, je n'aurai pas mis prendre, j'aurai mis recevoir.

En général on met ensemble donner et recevoir. On donne et on reçoit. Et c'est vrai ce sont des mots que souvent on met ensemble. Alors ça m'a posé question que le thème ne soit pas « Ce que je donne, ce que je reçois », mais « Ce que je prends et ce que je donne ». Je me suis posé la question : est-ce qu'il y a une différence entre prendre et recevoir ? Et j'ai trouvé qu'il y en avait une ! Je ne sais pas si c'est la bonne, mais j'ai pensé que quand on parle de prendre, il peut y avoir deux lectures : une lecture un peu négative et une lecture un peu positive.

On reçoit plein de choses, on reçoit des cadeaux. Mais les cadeaux qu'on reçoit, on ne les prend pas toujours. Et ça c'est le côté positif de prendre – quelque part ce qu'on prend, on se l'approprie. Ça veut dire que quelque part si on se l'approprie, ce qu'on reçoit fait partie de ce qu'on est, et donc quelque part, on se laisse déplacer par ce qu'on reçoit. Si ce qu'on reçoit, on le prend, ça devient quelque chose qui fait partie de ce qu'on est.

Donc prendre, là, est pour moi quelque chose de très positif parce que ça veut dire que le cadeau je le fais mien. Et si je le fais mien, ça veut dire que je me laisse déplacer par ce cadeau. Il y a plein de manières de se laisser déplacer par ce cadeau. Le cadeau établit une relation avec celui qui me donne et qui me déplace. L'objet que je reçois peut me déplacer : par exemple, si on m'offre un livre que je n'aurais jamais acheté je peux découvrir en le lisant quelque chose d'absolument incroyable. Peut-être la différence entre prendre et recevoir pourrait être dite en ces termes là : On reçoit plein de choses, mais prendre, c'est vraiment se laisser déplacer par ce qu'on reçoit.

Et pourtant, si on prend les termes tout seul – prendre et recevoir – je dirais que recevoir, c'est plus positif que prendre. Parce que quand on dit prendre, on pense plutôt presque à voler, à s'accaparer. Prendre, c'est s'accaparer, s'approprier quelque chose qui ne m'appartient pas, que je fais mienne. Là c'est un peu le côté négatif de prendre.

Recevoir, c'est beaucoup mieux. Tout dépend de la signification qu'on donne au mot, mais en tout cas je pensais que c'était intéressant parce que d'une certaine manière ça interroge le terme de recevoir. Et aussi parce que, si on met ensemble recevoir et donner, moi je dirais que c'est beaucoup plus difficile de recevoir que de donner.

Recevoir, c'est d'une certaine manière, avouer un manque. Vraiment recevoir : recevoir dans le sens où je me laisse déplacer par ce que je reçois. Recevoir dans le sens où j'accueille vraiment ce que je reçois. Recevoir dans le sens où ce que j'ai reçu, je dis : « Ah vraiment j'en avais besoin ». D'une certaine manière, face à celui qui me donne, j’avoue un manque.

Tandis que celui qui donne est toujours, au contraire, dans le rôle de celui qui a quelque chose qu'il veut partager avec l'autre. Donc le donateur peut, par rapport au récepteur, se sentir supérieur alors que le récepteur est lui, dans une situation d'infériorité. Et c'est en ce sens-là que je dis que recevoir est plus difficile que donner. Vraiment recevoir, c'est accepter, c'est avouer le manque, c'est accepter aussi une certaine relation de dépendance. C'est dire j'ai besoin de l'autre. De celui qui me donne, parce que ce qu'il me donne, finalement je le reconnais comme absolument nécessaire. Voilà une idée par rapport à cette idée de prendre et de recevoir.

L'expérience que je pensais vous partager concerne des personnes que j'ai eu l'occasion de rencontrer et qui, en général, sont des personnes par rapport auxquelles, justement, a priori, je suis dans un rôle de donateur et qui suite à un retournement, m'ont mise dans le rôle de récepteur. Je pense à l'expérience de l'enseignement, mais je pense surtout partager avec vous, une expérience que j'ai vécue récemment avec des personnes handicapées mentales. Je ne sais pas si vous avez cette expérience, moi je n'avais pas du tout l'expérience des personnes handicapées mentales. J’ai eu récemment l'occasion de les rencontrer autour de l'association de l'Arche de Jean Vannier – je ne sais pas si vous connaissez – c'est une association qui a créé des communautés de vie avec des personnes handicapées mentales et des personnes qui ne sont pas handicapées mentales. C'est vraiment vivre ensemble. J'ai eu l'occasion de travailler à plusieurs reprises avec eux, et l'année dernière, ils m'avaient demandé pour fêter leur 45e anniversaire – donc 45 ans de vie de l'Arche, qui est aujourd'hui internationale – et ils organisaient un très grand rassemblement à Paray-Le-Monial, avec 1 500 personnes.

Moi, un des thèmes que je travaille beaucoup, c'est le développement durable. Et ils m'avaient demandé d'intervenir sur le développement durable. Je l'avais déjà fait dans leur assemblée générale. La différence était que la moitié du public allait être des personnes handicapées mentales. Alors je me suis dit : « Mais je ne sais pas parler aux personnes handicapées mentales ». Je ne me sentais pas capable de faire tout mon discours sur le développement durable,  de trouver les mots sans être à côté de la plaque. L’équipe m’a dit : « On va faire une chose ; on va faire une rencontre pour préparer ensemble. On va réunir certaines personnes de certaines communautés avec leurs accompagnateurs, tu viens et tu parles un peu du développement durable, et tu vois comment ils réagissent. Et à partir de cet échange, tu vois si tu peux  construire quelque chose ». Et donc c'est ce qu'on a fait : on a réuni un groupe d'une douzaine de personnes, pour la plupart des personnes handicapées mentales, avec leurs accompagnateurs. Ça a été absolument incroyable. Et pour moi ça a été un déplacement permanent. Après la réunion, j'étais très contente de leurs réactions, et je me suis dit : « Mais c'est génial, on a construit quelque chose ensemble ». J'ai demandé aux organisateurs que les personnes handicapées soient avec moi sur le podium, que je commence à parler et qu’ensuite ils participent à la discussion. Alors, ils m'ont dit : « Non, ça n'est pas possible, parce que d'ici là, ils auront tout oublié, et de plus, si on leur passe le micro sur le podium, ils vont commencer à parler de n'importe quoi, ce qui sera  complètement déstabilisant. Ça ce n'est pas possible, on ne peut pas le faire ». Ils ont proposé de leur reposer tout de suite la question sur laquelle on avait parlé, et de les filmer. On a fait plein de petits films où chacun disait quelque chose, racontait une expérience liée au développement durable et ensuite moi j'ai construit mon discours en intercalant des petits films. Le jour de la présentation, ce fut quelque chose d'absolument extraordinaire. Voyez, 1 500 personnes devant un grand écran ! À partir du moment où le premier est apparu sur l’écran, lors du premier film, il s'est passé quelque chose dans la salle ! Tout de suite, ils ont senti que c'était eux qui parlaient et que ce n'était plus moi. Il y a eu une communion qui s'est créée, en plus vous savez, ça c'est quelque chose que j'ai découvert aussi, les personnes handicapées mentales sont très libres. Chacune des personnes qui avait été filmée, dès qu'elle s'est vue dans l'écran, elle est venue devant, a commencé à saluer et tout le monde applaudissait. Tout ça au milieu du discours, c'était impressionnant ! Vous voyez, là, il y a eu quelque chose d'intéressant. À partir de là, j'ai dit, voilà, comment eux ils m'ont révélé toute une manière nouvelle de communiquer, au-delà du discours classique : on vient, on a un discours comme je fais dans mes cours, mais voilà une nouvelle manière de parler, d'intercaler la parole des auditeurs à la parole de celui qui parle.

Je voulais surtout évoquer deux ou trois petites anecdotes pour montrer comment, alors que je venais leur parler de développement durable, un thème sur lequel je travaille depuis très longtemps, ce sont eux qui m'ont révélé des choses qui justement pour moi étaient nouvelles par rapport à ce thème dont je suis sensée être spécialiste. Vous savez, quand on parle du développement durable, très souvent c'est la question environnementale, les problèmes de l'environnement, des ressources naturelles, du pétrole, de l'eau, des déchets, tous ces problèmes-là qui sont abordés. Pour moi, dans le développement durable, il n'y a pas que ça, mais c'est vrai que la question environnementale est centrale.

Donc quand j'ai commencé à parler avec eux, je leur ai demandé : « Le développement durable ; qu'est-ce que ça vous dit ? » Je m'attendais à ce qu’ils disent, déchets, les voitures, le réchauffement climatique, le CO2, comme dans tous les groupes. Mais le premier qui prend la parole me dit : « Ah oui. Développement durable. Ma communauté, pas durable, parce que, voilà, on avait une télévision pour tous et maintenant chacun a une télévision dans sa chambre. Donc pas développement durable ». Alors moi, je réfléchis à ce qu'il veut dire : c'est sûrement que plusieurs télévisions, à la place d'une seule, ça consomme beaucoup plus d'énergie. Donc évidemment, c'est beaucoup moins durable, parce qu’on consomme beaucoup plus d'énergie.  Et je lui pose la question : « Pourquoi, c'est pas durable ? À cause de l'énergie ? ». « Non, non ! Pas durable, parce que maintenant, le soir, chacun dans sa chambre, on n'est plus ensemble. Donc la communauté pas durable ». Moi, j'étais tout à fait dans le registre matériel et le développement durable, alors que lui pensait à sa communauté qui pour durer devait garder du temps pour être ensemble.

Encore une autre anecdote que je trouve assez révélatrice, qui m'a beaucoup interrogée aussi. À la fin, on parle de Dieu, parce que dans toute ma réflexion sur le développement durable, je fais un lien avec l'expérience de la transcendance. Alors je parle beaucoup de transcendance. Vous voyez, c'est un mot difficile pour n'importe qui, mais en plus dans ce contexte. Je lance le mot transcendance, évidemment, on me dit : « Non, on ne sait pas ce que c'est ». Alors je dis : « Dieu ». Alors là oui. « Dieu oui ».

« Alors, qu'est ce que c'est Dieu pour vous ? » et donc, il y en a un qui dit : « Oui Dieu, moi je prie Dieu ». Et alors on lui demande : « Qu'est ce que tu fais quand tu pries Dieu ? ». Et il répond : « Quand je prie Dieu, je lui demande des miracles ».

On venait juste avant de parler du handicap, parce qu'ils sont très conscients de leur handicap. Et donc moi je m'attendais naturellement à ce qu’il demande à être guéri. On lui demande : « Qu'est ce que tu lui demandes quand tu demandes un miracle ? ». Et alors il dit : « Un miracle pour moi, c'est quand je suis fâché avec quelqu'un, que je puisse me réconcilier avec lui ». Encore une fois, j'étais complètement déplacée. Pour lui, c'était très clair, le plus difficile à vivre, c'était une situation de rupture, de conflit avec quelqu'un. Et que ce qui était miraculeux, c'est-à-dire ce qui redonnait de la vie, c'était le fait de justement pouvoir retrouver cette relation qui était perdue. Le miracle, ce qui était précieux, ce n'était pas justement encore une fois une question biblique, c'était une question complètement relationnelle et humaine.

Il y a encore une autre anecdote par rapport à Dieu que je trouve excellente.

Quelqu'un qui dit : « Tu crois en Dieu ? »

« Non, je ne crois pas en Dieu. »

Quelqu'un qui parle très peu.

« Et si tu croyais en Dieu, qu'est ce que tu lui demanderais ? »

Et alors il répond : « Qu'il croit en moi. »

Incroyable… Génial…

Voilà. C'était juste de petits exemples. J'allais voir des personnes handicapées mentales, à qui c'était très clair, je sentais que j'avais quelque chose à donner. Je ne savais pas très bien de quelle manière. Mais surtout sur le thème du développement durable, c'était très clair que c'était moi qui allais leur donner quelque chose. Et voilà que, en les écoutant, en essayant de préparer avec eux, c'est eux qui ont déplacé toute ma représentation et qui m'ont introduite des choses que justement je n'avais pas vu avant. Je pensais que là j'allais pour donner quelque chose, en fait ce sont eux qui m'ont donné. Je dirais volontiers que j'ai pris quelque chose. C'est-à-dire que je ne me suis pas accaparée quelque chose à eux, mais j'ai pris. Ce qu'ils m'ont dit, ça m'a déplacé. Je n’ai pas simplement reçu, non, ils m'ont dit des choses qui m'ont déplacée. Voilà.

Rapidement, les deux autres idées qui m'étaient un peu venues comme ça sur le thème « Ce que je prends, ce que je donne ».

Quand j'ai pensé à ce que je prends, ce que je donne, je me suis posé la question : qu'est-ce que j'ai à donner, qu'est ce que j'ai à prendre.

B - La vie et l’envie de vivre.

La première chose qui m'est venue, c'est de dire : la vie. Ce que j'ai reçu, surtout, c'est la vie. Ce que j'ai à donner, c'est la vie. Et quand je parle de la vie, ce n'est pas la vie physique seulement, plus qu'à la vie en soi, je pense surtout à l'envie de vivre. Je pense que c'est ça la chose la plus importante qu'on a à recevoir et qu'on a à donner, c'est l'envie de vivre.

Par rapport à cette idée, ce qu'on a à donner et recevoir, c'est la vie, et plus que la vie c'est l'envie de vivre. Je pense que c'est la principale chose qu'on ait à accueillir, et en même temps à donner. Mais je pense justement que si la vie on la pense en terme d’envie de vivre, ça veut dire que pour pouvoir l'accueillir et pour pouvoir aussi la donner, il faut quelque part qu'il y ait un désir de vivre. Et donc pour qu'il y ait du désir, il faut qu'il y ait un manque. Et donc on revient un peu à ce que je disais pour l'Italie : il n'y a pas de vie s'il n'y a pas de manque.

Ou pour le dire encore d'une manière plus extrême : il n'y a pas de vie s'il n'y a pas de mort.

Je pense qu'on ne peut pas concevoir la vie sans la mort. On ne peut pas concevoir l'envie de vivre sans le manque, sans l'expérience de manque. Je pense qu'on ne peut pas accueillir ce qui nous est donné si justement on ne commence pas par reconnaître qu'on est en situation de manque.

Donc, c'est paradoxal, mais justement dans ce fait de donner ou recevoir passe avant tout par cette expérience profonde du manque, du vide et de la mort. C'est vrai que quand on parle de donner et recevoir, on parle plutôt des choses qu'on a, et pourtant je pense que pour qu'il y ait vraiment du don et de la réception, il faut surtout avant tout qu'il y ait cette expérience du manque et du vide. Alors, là si vous voulez, l'expérience, c'est mon expérience, mais c'est quelque chose qui est lié au développement durable, puisque je vous ai dit que je travaille sur ces questions. C'est le fruit d'une réflexion collective, parce que tout ce travail de développement durable, je le fais en groupe, en équipe avec d'autres personnes, mais c'est quelque chose qui est devenu pour moi, et pour nous je dirais, une clé pour parler aujourd'hui du développement durable, et c'est quelque chose que nous appelons l'approche positive de la limite.

Je parle de limites. Je parlais tout à l'heure de manque, de vide, de mort. Donc la limite, c'est une expérience de manque, de vide, de pertes. Quand on parle de limites, quand on fait humainement l'expérience de la limite, c'est un peu cette expérience de la perte, du manque. La limite, c'est un échec. La limite, c'est une rupture. La limite, c'est la disparition de quelqu'un qu'on aimait. C'est ça être face à la limite. La limite, c'est la perte des capacités physiques. La limite, c'est quand on perd quelque chose auquel on tenait vraiment.

Je pense que le développement durable, c'est une expérience de limite. Parce que d'une certaine manière, c'est la nature qui nous dit : voilà, je suis épuisée, je n’en peux plus.

Le pétrole, dont on a besoin pour vivre, et avec lequel on a construit tous nos modes de vie, nos systèmes, nos maisons, nos manières de travailler, de nous déplacer, nos villes, est aujourd'hui menacé de disparition, avec toutes ces conséquences de pollution qu'on connaît. Donc le développement durable, je le dis par rapport au pétrole, nous confronte en tant qu'humain à l'expérience de la limite. Qu'est ce qu'on fait quand on est face à une limite ? Eh bien moi je pense que l'on peut faire deux choses :

La réaction naturelle, c'est une réaction négative. C'est naturel. La limite, c'est un obstacle. La limite, c'est une perte. La limite, c'est un manque. Donc, c'est une réaction négative. C'est voir ce qu'on perd. Et comment on fait quand on a vécu un échec, une rupture : on essaye de s'accommoder, de s'ajuster, de rendre compte à partir de cette limite, de cette nouvelle situation. Mais je pense aussi que quand on a vécu des expériences de limite (et je pense que dans notre vie humaine, la vie d'une personne peut être racontée à travers toutes ses limites, toutes les limites vécues et traversées), c'est le moment dans lequel justement on est capable de faire quelque chose de radicalement nouveau.

C'est quand on vit cette situation de perte, de manque, de mort, de limite, c'est à ce moment-là qu'on se pose la question : mais peut-être que je peux faire autrement ? Peut-être qu'il y a une autre manière de faire. C'est justement quand on ne peut plus continuer à faire de la même manière qu'on cherche à créer quelque chose de nouveau. Je pense qu'il n'y a pas de création radicalement nouvelle sans passer par cette expérience de la limite et du manque. La limite et le manque, c'est ce qui libère une énergie nouvelle. Et si on est dans quelque chose qui roule, qui marche bien, on n'a pas besoin d'aller chercher à faire autrement. Il n'y a pas besoin de créer et d'aller chercher autre chose, donc la création du radicalement nouveau. Et je pense que si chacun de nous pense à son histoire, quand il y a eu des choses réellement nouvelles, c'est souvent associé à des expériences de limites radicales. C'est quand on perd encore une fois quelque chose auquel vraiment on tient qu’à ce moment il y a, à mon avis, cette ouverture, ce vide qui permet que quelque chose de nouveau arrive, ou que quelque chose de nouveau jaillisse.

Eh bien moi je pense que le développement durable nous invite à faire cette expérience, en tant que société. À faire cette expérience de dire aujourd'hui, les ressources naturelles dont nous avons besoin pour vivre sont justement en train de disparaître, donc il faut apprendre à vivre autrement. Mais cette autre manière de vivre ensemble, de vivre comme société, je pense qu'il ne faut pas la voir comme une perte, c'est une perte. On va perdre des choses. Mais cette perte peut nous permettre de découvrir des choses qu'on n'avait pas avant, et peut nous permettre  de faire jaillir des choses qu'on n'avait pas avant.

Un exemple tout simple et tout bête.

On dit aujourd'hui, il faut utiliser moins la voiture, parce que la voiture consomme beaucoup de pétrole et pollue beaucoup. Donc on développe tous les moyens de transport collectifs et toutes les formes de déplacement collectif. Par exemple le covoiturage. Je sais que vous avez fait du covoiturage pour venir. Le covoiturage, c'est beaucoup moins confortable que de venir avec sa voiture personnelle. Parce qu'il faut se mettre d'accord sur les horaires. On voyage, surtout quand il fait chaud, de manière beaucoup moins confortable que tout seul dans sa voiture, donc évidemment c'est beaucoup moins confortable. La perte est inévitable. Mais le covoiturage, c'est sûrement l'occasion pour établir et développer des relations que peut-être autrement on n'a pas le temps de faire, et de rencontrer des gens qu’autrement on ne rencontrerait jamais. Donc, moins de confort, certes, mais, plus de relations. Et qu'est ce qu'on veut ? On veut vivre plus confortable matériellement ou on veut une vie où il y ait plus de temps pour la relation ? Donc je pense qu’aujourd'hui, le développement durable invite à faire cette approche positive de la limite. Et c'était un exemple pour dire justement ce qu'on donne, cette expérience de donner et recevoir, pour qu'il y ait véritablement du don et de la réception, je pense qu'il faut qu'il y ait avant tout du manque. Et c'est le manque qui fait que ce qu'on donne et ce qu'on reçoit apparaît justement comme un cadeau de vie. Quelque chose justement qui est vital, qui apparaît comme vital. Sinon, ce qu'on donne et ce qu'on reçoit reste dans des choses superficielles.

C - L’économie solidaire.

Rapidement sur la question de prendre et donner ou recevoir et donner. Pour moi, ça touche aussi quelque chose qui est ma vocation. Je suis enseignante, mais j'enseigne l'économie. Ma discipline, c'est l'économie. Donc donner et recevoir renvoie tout de suite à quelque chose qui est d'ordre économique. C'est le marché. Le marché, c'est par excellence donner et recevoir, échanger. Donc donner et recevoir pour moi renvoie tout de suite à cette idée de l'échange et donc du marché. Et pour moi une chose qui est devenue un peu une question fondamentale, à l'intérieur de l'économie, depuis quelques années maintenant, liée un peu au développement durable, je m'intéresse à l'économie solidaire.

L'économie solidaire, c'est un peu tout ce secteur de l'économie qui essaye de faire de l'économie autrement, le commerce équitable, le microcrédit, l'épargne solidaire, l'investissement éthique. Des manières de faire de l'économie où l'objectif principal n'est pas la rentabilité financière, mais l'utilité sociale, le bien commun. Et alors moi je pense que là, à travers l'économie solidaire, je vois qu'on peut penser d'une manière nouvelle l'échange, et le don contre don, donner – recevoir.

Je pense que très souvent quand on pense à donner – recevoir, que c'est une forme de réciprocité. S'il y a du don et du contre don, il y a de la réciprocité. Et je pense que nous pensons toujours la réciprocité avec le critère de l'équivalence. Ce qu'on donne, c'est le principe du marché. Ce qu'on donne doit être équivalent à ce qu'on reçoit. Ça, c'est le principe du marché. Donc les choses qu'on échange ont la même valeur, et la même valeur monétaire. C'est ça le critère d'évaluation.

Je pense que l'on peut penser la réciprocité d'une autre manière qu’avec le critère d'équivalence que l'on peut donner et recevoir – penser don et contre-don – avec un critère autre que le critère : il faut donner et recevoir des choses qui ont la même valeur. Et je pense que l'économie solidaire, aujourd'hui justement nous permet de penser la réciprocité autrement que sous la forme de l'équivalence. Parce que dans l'économie solidaire, par exemple le commerce équitable, on dit souvent, si vous achetez du café équitable, en général c'est un peu plus cher que le même café qui n'est pas équitable. C'est à dire, vous payez un peu plus cher. Mais en payant plus cher ce café, ce dont vous vous assurez c'est que le petit producteur qui a produit ce café reçoit un revenu suffisant pour vivre de manière digne. Donc, est-ce que cet échange, justement n'est pas équivalent ? Est-ce que vous êtes en train de payer plus que ce que vaut le café ? Je pense que non. Vous êtes en train de payer le prix juste. Parce que qu'est ce que c'est le prix juste ? C'est le prix du marché ou c'est le prix qui permet à chacun de subvenir à ces besoins ? C'est quoi l'équivalence ? C'est quoi la réciprocité ? C'est l'équivalence marchande ou c'est ce qui permet à chacun de vivre dignement ? Est-ce que l'échange, le don contre don, il faut l'évaluer en terme de valeur marchande, d'équivalence marchande, ou est-ce que le don contre don, il ne faudrait pas l'évaluer justement avec d'autres critères ?

Par exemple les besoins de l'un et de l'autre. On peut peut-être donner plus que ce que l'on reçoit, mais justement si je permets à l'autre de vivre dignement, d'une certaine manière, je reçois quelque chose. Parce que, en permettant à l'autre de vivre dignement, je suis en train de construire une société qui est plus juste, plus humaine. Et donc je préfère vivre dans une planète, une société qui est plus juste et plus humaine, que dans une société justement ou je peux uniquement satisfaire mes besoins. Donc, c'est le critère de don contre don. Comment j'évalue ce don contre don ? Uniquement en terme d'équivalence marchande, ou justement en terme de ce qu'on construit ensemble ? Je pense que là il y a ce qui est une question majeure aujourd'hui pour l'économie, pour le marché. Est-ce qu'on peut penser l'échange entre ce qu'on donne et ce qu'on reçoit avec des critères autre que l'équivalence marchande ?