Exposé de Jean-Marc Sauvé, ancien président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (CIASE) devant l’Association des Pingouins, marins et alliés
:
Abbaye de La Pierre qui Vire
le 25 juin 2022
« Vous reconnaîtrez votre vocation à la joie qu’elle vous procurera » (Dorothy Day)
I. Qui je suis et ce que j’ai fait Qui je suis A. Un père de famille de 3 enfants et 4 petits-enfants. Ce que j’ai fait et je fais Les moteurs de recherche et Wikipedia peuvent vous renseigner plus complètement que je ne peux le faire. Il y a en tout cas un réel écart entre ce que je viens de dire de mes aspirations ou de mes goûts et ce que j’ai fait. II. Ce que j’ai appris sur la personne, sur le monde, sur l’Église Sur chacun d’entre nous 1- Chacun de nous est porteur d’une vocation propre, personnelle, professionnelle et sociale au sens le plus large. Il nous appartient de la discerner avant de nous impliquer, de nous projeter et de nous donner à cette vocation. En effet, nos existences ne sauraient trouver en elles-mêmes leur propre fin. Sur le monde Je relève la force des principes éthiques. Notre société qui récuse toute forme de transcendance ou de norme exogène aspire à ce que les comportements de nos contemporains se conforment à des règles morales qui ne sont plus celles du passé. Ce qui est vrai de la vie privée - voir les débats et les révélations sur les agressions sexuelles qui ne sont plus aujourd’hui des questions privées – l’est plus encore dans la vie publique, sociale ou professionnelle. La déontologie est un marqueur. Il ne peut plus y avoir de réussite professionnelle sans prise en compte des devoirs liés à un état, c’est à dire d’exigences déontologiques. Des principes éthiques vécus et assumés ne sont pas des entraves. Ils sont plutôt un tremplin : car ils suscitent la confiance et le respect ; ils augmentent le rayonnement et l’efficacité. Sur l’Église Ma vision de l’Église conduit à distinguer clairement un avant et un après. Avant la CIASE, sans être excessivement niais, je savais que, bien sûr, l’Église pouvait errer et que ses ministres pouvaient être faillibles. Mais j’ai été élevé dans un respect profond et presque inconditionnel de celle-ci. Pour moi et pour ma famille, l’Église, en tant que communauté, et les personnes qui la guident sont le sel de la terre. Je considérais donc (à tort) que l’Église ne pouvait pas commettre de faute grave - nous n’étions plus à l’époque des papes Borgia…- et que ses ministres étaient pourvus d’une sorte de grâce d’état. J’ajoute que ce que j’ai reçu de l’Église, notamment dans mon enfance, mon adolescence et à l’âge adulte, a été très positif. J’ai, de manière très claire, été élevé à parité par ma famille - qui faisait une très grande confiance à l’Église - et par l’Église elle-même et je ne serais pas devenu ce que je suis sans la formation propre que j’ai reçue de près d’une vingtaine de prêtres et de religieux. Par ailleurs, le rapport de mes enfants à l’Église a été aussi éducatif, formateur et constructif que possible. La terrible expérience de la CIASE Cette vision irénique a été bouleversée par la mission que j’ai assumée dans le cadre de la CIASE. Je savais certes que je découvrirais des choses graves, mais en petit nombre et sans que la responsabilité de l’appareil ecclésial ne puisse être sérieusement questionnée. Or elle l’a été au-delà de tout ce que je pouvais anticiper. Certes, je me posais déjà des questions sur ce qui avait pu se passer dans mon entourage proche, lorsque j’étais pensionnaire à l’âge de 10-12 ans à Cambrai. Les conséquences à en tirer pour l’Eglise III. Ce que je crois
B. Un catholique pratiquant pour qui toute vie de foi n’est pas linéaire : c’est un chemin avec des échecs, des chutes, des relèvements et des lumières.
Un ancien novice jésuite...
C. Une personne profondément marquée par ses origines sociales, rurales, agricoles, provinciales, toujours émerveillé par les études qu’il a pu faire et les opportunités professionnelles qui lui ont été ouvertes. Je ne suis pas un héritier. Je n’ai jamais pensé que quoi que ce soit m’était dû. J’ai donc accueilli avec gratitude ce qui m’est arrivé.
D. Une attirance précoce pour la vie publique : j’ai voulu très tôt connaître et comprendre le monde dans lequel je vis pour agir sur lui et participer à sa construction. Mon idéal est exprimé par Ricœur dans
« Soi-même comme un autre »
; il est de mener «
une vie bonne, avec et pour autrui dans des institutions justes
».
Cette attirance a été un choix personnel et une nécessité économique, car nous étions cinq enfants (dont quatre garçons) dans une famille d’agriculteur. Parmi nous, au plus, un seul pourrait rester à la ferme.
E. La passion de la justice.
L’injustice m’a toujours révolté, scandalisé, y compris en 6ème contre des sanctions injustes d’un pion, non pas contre moi, mais contre un camarade innocent.
J’ai toujours ardemment désiré que ce qui est juste soit fort, comme Pascal l’a écrit dans ses «
Pensées
», pour éviter que ce qui est fort soit juste, c’est-à-dire pour éviter que la force ne se pare des oripeaux de la justice.
Ce qui m’intéresse, c’est à la fois la justice comme principe et comme vertu, mais aussi comme horizon de la vie sociale ; ce qui m’importe, c’est de participer à la construction d’un monde où la dignité et les droits de chacun soient respectés, où la condition humaine s’humanise par la reconnaissance de la dignité de chacun, le respect des personnes, la solidarité et même la fraternité.
Pour moi, la justice et le droit, dont toute la Bible ne cesse de parler, est le moyen d’assurer la paix, sinon l’harmonie sociale. C’est un facteur essentiel au service d’une plus grande unité et cohésion du corps social.
F. Un intérêt ancien, constant et renouvelé pour le bien commun et un véritable culte, une quête continue de l’intérêt général, ce qui tombe bien, car c’est le fondement et le but de toute action administrative selon la jurisprudence du Conseil d’Etat.
Ces notions de bien commun et d’intérêt général, je les cultive aux plans juridique, politique, philosophique et théologique. Notre société est trop exclusivement fondée sur le « je », et le « moi », les intérêts et les droits individuels. Il nous faut aussi promouvoir le « commun » et le « nous ». Les droits individuels, les droits de l’homme sont essentiels et non négociables, mais ils « ne font pas une politique », comme l’a écrit dès 1980 Marcel Gauchet, et ils ne permettent pas à une société de « tenir ensemble ».
G. Le goût de l’indépendance qui m’a conduit à choisir, à la lumière de ce qui précède, le métier de fonctionnaire et pas de politique.
- pour être continûment et concrètement au service de la collectivité -et pas par intermittence : la politique est, trop souvent, une machine à gaspiller les talents, quand d’authentiques compétences ne peuvent exercer des responsabilités majeures que quelques mois ou années ;
- pour ne pas être contraint par des pensées politiques pavloviennes et automatiques, consistant à trouver systématiquement géniales les idées et les actions de ma famille politique et débiles, celles de mes adversaires.
Ma position de haut fonctionnaire m’a donné une réelle liberté de parole avec les responsables politiques. Je n’en ai pas abusé, mais je n’y ai pas renoncé. Je n’ai jamais conçu mon rôle comme devant consister à dire : « Oui, Monsieur le ministre, ou Monsieur le Premier ministre, ou Monsieur le Président de la République ». Tout en veillant à faire preuve de pédagogie et d’un peu d’habileté dans la défense de mes vues, j’ai aussi vécu des affrontements très vifs avec plusieurs hauts responsables politiques. Avec le recul, mon principal étonnement est de n’avoir jamais été mis à la porte. Car il m’est arrivé d’être plus qu’incommode.
H. Une quête de sens et une recherche spirituelle qui ne m’a jamais vraiment quitté, quel que soit mon âge, de l’adolescence (peut-être même de l’enfance) au troisième âge.
J’ai toujours été et je reste à la recherche de la vérité (y compris sur le plan scientifique, économique, social et même philosophique, théologique ou spirituel : tout n’est pas égal et ne se vaut pas ; le vrai et le faux se logent partout), de ce qui est bon, ou bien (c’est la dimension morale ou éthique de l’existence) et même de ce qui est beau (dans la vie, la nature, mais aussi dans les artefacts, c’est-à-dire ce que l’homme a créé, produit ou construit, y compris les œuvres d’art : le plan esthétique est aussi chemin vers Dieu).
Le sens de ma vie n’a pas été, en dépit des apparences, la quête ou l’exercice du pouvoir, mais bien plutôt la recherche de la justice. J’entends la justice bien sûr comme une vertu humaine et sociale, qui n’est pas sans lien avec les projets politiques (pour que chacun puisse être accueilli, reconnu et vivre dignement chez nous et hors de nos frontières), mais aussi comme une dimension et une traduction concrète de la foi : la Bible ne cesse pas de nous parler d’hommes et de femmes qu’elle désigne comme des « justes », c’est-à-dire de personnes qui se conformaient à la loi divine dans toutes les dimensions de l’existence, qu’il s’agisse de la relation à Dieu et aux hommes. La justice revêt de fait pour moi une dimension clairement humaine, à la fois individuelle et collective (elle consiste à rendre à chacun, non pas seulement ce qui est à lui ou ce qui lui revient, mais aussi ce qui lui est dû), mais elle ne se limite pas à cela. Elle a aussi une dimension profondément spirituelle, comme les Psaumes, les livres prophétiques et historiques de la Bible, la littérature de la Sagesse et les Évangiles le rappellent constamment.
Je crois que tout se tient, profondément.
A-Hier :
- des études de sciences politiques et de sciences économiques après un bac littéraire à Cambrai
- le noviciat des jésuites, qui m’a permis de m’arrêter deux ans, de faire les grands Exercices spirituels (un mois), de réfléchir à ce que je voulais faire de ma vie et de faire des stages originaux, « les expériments » ignatiens, notamment en vivant trois mois avec des gens du voyage, en m’occupant d’autistes dans la nature et en étant employé dans un super-marché ;
- l’ENA (j’ai réussi deux fois le concours, avant et après mon noviciat) ;
le Conseil d’Etat où je suis entré à la sortie de l’ENA et dont je suis resté membre pendant 41 ans, de 1977 à 2018.
Mais j’ai été très infidèle au Conseil d’État que j’ai quitté 25 ans d’affilée. J’ai ainsi passé :
- sept ans au ministère de la justice
- deux ans au cabinet du garde des sceaux (Robert Badinter), où je me suis occupé de législation pénale (abolition de la peine de mort et des discriminations pénales à l’égard des homosexuels ; suppression de la Cour de sûreté de l’Etat et des tribunaux permanents des forces armées…), de coopération pénale internationale et des questions budgétaires
- cinq ans directeur de la logistique du ministère (finances, équipements immobiliers, systèmes d’information et ressources humaines du ministère)
- six ans au ministère de l’intérieur, comme directeur des libertés publiques et des affaires juridiques : politique de l’immigration (négociation de l’accord de Schengen et de la libre circulation des personnes dans l’Europe qui était alors celle des Douze), sécurité routière (mise en place du contrôle technique des véhicules et du permis à points...), réglementation de l’ordre public (casinos, cercles de jeux, contrôle des publications étrangères ou dangereuses pour la jeunesse), conseil juridique du ministère…
- quinze mois comme préfet de l’Aisne, parce que je voulais réfléchir aux raisons pour lesquelles les politiques les mieux pensées et les mieux conçues à Paris ne produisaient presque jamais les résultats escomptés sur le terrain ; mais j’ai été dès mai 1995 rappelé à Paris ;
- 11,5 ans secrétaire général du Gouvernement, c’est-à-dire chargé de préparer et d’exécuter au plan administratif et juridique la politique du Gouvernement (préparation et compte rendu des Conseils des ministres et des réunions interministérielles ; conseil juridique du Gouvernement…). J’ai ainsi préparé et assisté à 550 conseils des ministres.
Après ces 25 ans d’absence, je suis revenu au Conseil d’État dont j’ai été près de 12 ans le vice-président (en fait le président). Le Conseil d’État donne des avis sur tous les projets de loi, d’ordonnance et sur les principaux décrets. Il rend ainsi plus de 1 000 avis par an. Ses avis portent bien sûr sur les questions de droit, mais aussi sur la cohérence entre les moyens mis en œuvre et les objectifs poursuivis. Il est aussi le juge suprême des litiges entre les citoyens et les entreprises ou les associations et les pouvoirs publics nationaux et locaux : il règle ainsi un peu plus de 10 000 litiges par an. Enfin, le vice-président du Conseil d’Etat présidait le conseil d’administration de l’ENA et il préside les organes de régulation de la juridiction administrative. Il administre aussi toutes les juridictions administratives (au nombre de plus de 50 : cours administratives d’appel, tribunaux administratifs et Cour nationale du droit d’asile) et il négocie leur budget.
J’ai coutume de citer parmi les fiertés de ma vie professionnelle :
- l’abolition de la peine de mort (loi du 9 octobre 1981), même si je n’ai été qu’une « petite main » dans cette réforme majeure
- la mise en œuvre le 5 février 1983 du rapatriement de Klaus Barbie, chef de la Gestapo de Lyon pendant la seconde guerre mondiale avant qu’il ne soit jugé et condamné
- ma participation à la négociation de la Convention de Schengen sur la libre circulation des personnes en Europe (signée le 19 juin 1990)
- mon élection en 2011 au Middle Temple (association britannique de juristes, créée au XIVème siècle en pleine Guerre de Cent ans, dont j’ai été le premier membre français)
- et la présidence de 2010 à 2018 du comité de sélection des juges de l’Union européenne.
B- Aujourd’hui : Plutôt que le pouvoir, les honneurs et l’argent - que je n’ai pas brigués, mais qui ne m’ont pas été proposés : ma vertu ne doit pas être exagérée -, j’ai choisi d’exercer des fonctions bénévoles au service de causes que je crois justes, dont le cumul devait en principe m’occuper trois jours et demi par semaine :
1/ la présidence du conseil d’administration des Apprentis d’Auteuil, fondation catholique reconnue d’utilité publique qui s’occupe de soutien à la parentalité et surtout de jeunes en difficulté d’insertion sociale, scolaire ou professionnelle. Le président n’est pas le responsable opérationnel de la fondation, mais il a une responsabilité d’ensemble dans la gouvernance et s’occupe de stratégie, du contrôle et de relations institutionnelles. Il intervient aussi dans les plus grands dossiers ou les situations de crise. Cette fondation prend en charge annuellement plus de 30 000 jeunes et elle accompagne 6 000 fa-milles ;
2/ la présidence de la Cité internationale universitaire de Paris. La Cité compte 7 000 logements et elle accueille chaque année environ 14 000 étudiants, doctorants et chercheurs dont les trois-quarts sont des étrangers et la moitié des extra-européens. Parmi ses résidents, on compte aussi des artistes et des sportifs en formation. Le projet de la Cité est d’accueillir des étudiants méritants de toutes origines, d’éduquer à la paix, à la tolérance et au vivre-ensemble des personnes de toutes cultures, religions et nationalités, enfin de favoriser l’échange et le dialogue entre les savoirs et les civilisations ;
3/ la présidence des deux comités d’éthique des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris (celui du Comité d’organisation des Jeux et celui de la Société de livraison des ouvrages olympiques et paralympiques) ; le budget des Jeux dépasse 8 milliards d’euros, ce qui peut susciter des risques éthiques et des tentations qu’il faut prévenir. Au-delà des questions de probité, il faut aussi prévenir les discriminations et le harcèlement et veiller à la loyauté et l’équité de l’organisation des Jeux, y compris par exemple en matière billetterie : il faut éviter les trafics et les passe-droit.
4/ J’ai aussi pris en charge deux missions temporaires que je n’avais pas anticipées lorsque j’ai été admis à la retraite :
a/ J’ai composé et présidé pendant près de trois ans (de novembre 2018 à octobre 2021) la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (CIASE) à la demande de la Conférence des évêques et de celle des religieux et religieuses de France. Cette affaire a été de loin l’expérience la plus éprouvante de ma vie professionnelle (au sens large) par la charge de travail et le poids moral qu’elle a impliqués. Elle me requiert toujours en raison de sollicitations multiples pour des prises de parole ou des conférences dans des paroisses, des aumôneries, des communautés religieuses, mais aussi dans des associations de toutes sortes, des réunions de formation et des réunions professionnelles de magistrats ou de soignants (psychiatres ou psychanalystes). Il m’a aussi fallu faire face aux controverses suscitées par certains cercles conservateurs de l’Eglise (notamment l’Académie catholique de France, dont je fais partie) qui, refusant les recommandations de la commission pourtant conformes à la doctrine de l’Eglise catholique, se sont réfugiés dans le déni et la contestation, aussi vindicative qu’inconsistante, de notre travail, de nos chiffres, de notre diagnostic et de la totalité de nos recommandations.
b/ Alors que prenait fin cette mission et que j’espérais souffler un peu, le Président de la République m’a demandé à la fin de septembre 2021 de présider le comité des États généraux de la justice, tâche qui s’achèvera le 8 juillet avec sans doute, là encore, un inévitable service après-vente. Cela m’a occupé d’octobre 2021 à maintenant. J’ai à nouveau entendu parler de souffrance, de honte et de culpabilité, non plus par des victimes d’agressions sexuelles, mais cette fois par de jeunes magistrats hors d’état d’accepter de faire de la poli-tique du chiffre ou de l’abattage au mépris de ce qu’on leur avait enseigné à la Faculté de droit ou à l’École de la magistrature. J’ai aussi constaté à nouveau les impasses, sinon du cléricalisme, du moins de l’auto-référentialité et du corporatisme. La lecture des préfaces de « mes » deux rapports sur les violences sexuelles dans l’Eglise catholique et sur la justice présentent ainsi des similitudes curieuses.
Au terme de cette évocation de mon parcours, je n’ai pas d’autre commentaire à faire que ces vers de François Cheng dans
Enfin le royaume :
Non pas dû, mais don, mais abandon
à l’endurance, à la durée,
d’où l’abondance inattendue
tout don de vie abonde en don.
Ou encore :
Au sommet du mont et du silence,
rien n’est dit, tout est.
Tout vide est plein, tout passé présent,
Tout en nous renaît.
Nous sommes tous appelés à faire des choix. Car nous avons toujours le choix, qu’on le veuille ou non : « Le choix d’être de ce côté-ci ou de ce côté-là. Le choix de se taire ou de parler. Le choix de l’oubli ou de la mémoire. Le choix de la rancune ou du pardon. Le choix d’agir ou de laisser faire. » (Discours du Président de la République à Oradour-sur-Glane, 2013)
Et je pourrais ajouter « Le choix du repli ou de l’ouverture ; le choix du conformisme ou de la rupture ; le choix de l’égoïsme ou de la fraternité ; le choix de la haine ou de l’amour... »
L’exigence consistant à faire des choix n’est pas l’apanage des héros du passé ou des grands hommes... Elle est celle de tous nos contemporains, de nous tous quels que soient nos âges et nos conditions.
2. L’exigence de cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait (même implicitement et à bas bruit) et dans le temps est un marqueur dans le monde du réflexe, de l’instinct et de l’immédiateté des réseaux sociaux.
3. L’impératif de jouer collectif, de rester modestes et d’aller vers les marges.
Tout projet ne peut être fécond et utile que s’il repose sur une action collective. C’est à partir des richesses, des différences et des complémentarités que nous pouvons collectivement avancer. Le généticien Albert Jacquard disait : « La seule chose qui compte, c’est la rencontre avec les hommes. Ce sont les rencontres qui nous construisent et nous donnent de l’énergie. » Ou encore : « Devenir soi nécessite un détour par les autres. » Au final, un être humain ne peut se construire que dans une relation à l’autre.
Nous devons aussi savoir rester modestes et même humbles. La confiance en soi est légitime et souhaitable. Mais le doute est nécessaire. Rien n’est plus insupportable que l’arrogance, la suffisance et la jactance de beaucoup de nos contemporains dont les actes ne justifient en aucun cas l’assurance. Au contraire, il faut savoir reconnaître nos li-mites individuelles et collectives. Le mythe ambiant du surhomme complaisamment véhiculé par les médias et l’air du temps est l’un des plus déshumanisants et des plus culpabilisants qui soient. Un être humain, une équipe, un service n’ont jamais fini de se construire. C’est sur nos talents, mais aussi nos limites, nos doutes et même nos échecs que nous pouvons avancer, progresser et même grandir ensemble.
Nous devons enfin aller vers les marges et les périphéries. Tout nous pousse vers le centre, les sommets, ce qui brille et ce qui marche. Mais ne négligeons pas les marges de nos sociétés, ce qui ne vaut pas et ne brille pas. Là gît ce qui demain nous ébahi-ra.
La triple impasse du « Je », du « Sujet » et du « Sens de la vie collective »
- L’impasse du Je : Comme l’a écrit Régis Debray dans «
Le moment fraternité
», pour accéder à la marche suprême de la devise républicaine – la fraternité – sans retomber dans la Terreur, il faut retrouver, dans le royaume morcelé du « Moi-Je », le sens et la force du « Nous » dont nos contemporains et, spécialement nos compatriotes, sont trop dépourvus.
- Les limites du « Sujet » : notre pensée philosophique et notre société politique et économique se sont construites sur le sujet, spécialement à partir du Siècle des Lumières, alors que l’héritage de l’antiquité gréco-romaine et du judaïsme conduisait à une vision différente et sans doute plus équilibrée de l’articulation entre le sujet et la Cité ou la communauté :
a/ « Je pense, donc je suis » : tout procède du sujet, l’existence de soi et celle de Dieu dans les Méditations métaphysiques de Descartes ; le cadre dans lequel s’exerce notre liberté individuelle est subsidiaire ; il est presque négligé et n’est pas abordé en tant que tel, même par la philosophie politique.
b/ « Je suis un opérateur sur un marché » : l’optimum économique collectif n’est pas pensé ab initio et ne peut pourtant être atteint que par des mesures correctives dont la légitimité est sans cesse questionnée. Or les défis globaux, comme la lutte contre la pauvreté, la répartition équitable des richesses, la lutte contre les défis environnementaux (chute de la biodiversité ou réchauffement climatique) impliquent des démarches et des actions collectives et volontaristes qui ne peuvent procéder de la seule convergence spontanée d’initiatives individuelles.
c/ « Je suis un citoyen qui participe à la formation d’un contrat social » . Or, la somme des volontés individuelles peine à fabriquer une volonté collective unifiée et une souveraineté. Rousseau a eu l’intuition de la Volonté générale, mais sa traduction politique concrète a dégénéré en totalitarisme dès la Terreur sous la Révolution.
Nous devons penser la vie collective et un vivre-ensemble qui ne se réduise pas à l’individualisme, au contrat et au marché.
- La question et l’impasse du sens :
Pourquoi vivons-nous ?
Où allons-nous ?
Que faire de nos vies ?
Je ne peux poser ces questions sans revenir à l’Évangile de la Tentation au désert : ce qui est proposé à Jésus par Satan, c’est la production magique de biens et de services (du pain) ; c’est, en se précipitant du haut du Temple, l’esbroufe et la démonstration de l’invulnérabilité ; et c’est le pouvoir sur tous les royaumes de la terre. En somme, ce que Jésus refuse, c’est l’abondance des biens matériels, même nécessaires (car il a faim) ; c’est la gloire futile et la notoriété (pas encore médiatique, mais cela viendra vite) promise au surhomme et c’est l’ivresse du pouvoir, celle de gouverner tous les hommes de la terre et d’avoir barre sur eux (voir sur ce sujet la Légende du grand inquisiteur dans
Les Frères Karamazov
de Dostoïevski).
Chacun mesure la pertinence d’une vie personnelle et familiale heureuse. Mais la question du sens de la vie professionnelle se pose avec une acuité croissante pour les jeunes générations : beau-coup de jeunes diplômés renoncent à exercer des fonctions qu’ils jugent vides de sens, par exemple de faire le métier de trader ou de travailler dans la pure optimisation financière ou fiscale. Ils veulent que leur activité contribue à régler de manière directe ou indirecte des problèmes auxquels notre société est confrontée, comme l’insertion de jeunes en difficulté. Un psychologue de la Cité universitaire me parlait aussi récemment de la souffrance psychologique ou du mal-être d’étudiants informés de la crise climatique et des risques sur l’avenir de la planète et confrontés au choix de rejoindre des entreprises qui, en dépit des discours vertueux en matière de responsabilité sociale et environnementale, continuent à polluer, à émettre du carbone ou à faire travailler, via les sous-traitants ou les fournisseurs, des enfants ou des salariés dans des conditions indignes.
Ce sont des questions que j’ai apprises et que je pose. Je n’ai pas encore et je n’aurai jamais toutes les réponses à ces questions, alors pourtant qu’il faut vivre et prendre ses responsabilités
hic et nunc
, dans des orientations à moyen ou long terme ou dans des choix ponctuels et immédiats qu’on ne peut éluder. On ne peut faire n’importe quoi, au motif que l’on ne dispose pas de toutes les réponses aux questions qui se po-sent.
a/ Le nombre de victimes d’agressions sexuelles dans l’Eglise catholique est terrifiant, même s’il ne représente qu’une part infime – 4% - des abus sexuels dans notre société (216 000 mineurs ont été agressés par des prêtres ou des religieux, sur un total de 5 500 000 personnes majeures qui, dans notre société, ont été agressées sexuellement pendant leur minorité). Pour un catholique, c’est insupportable… Car l’Église a pour mission de transmettre le salut et la vie. Or dans ces affaires, c’est une œuvre de mort qui a été perpétrée. Nous avons été les témoins de cette mort ou, à tout le moins, de personnes blessées et de vies qui, à défaut d’être détruites, ont été abimées. Faut-il rappeler que deux personnes qui se sont adressées à notre commission n’ont pas vu la fin de nos travaux ? Car elles se sont suicidées avant leur terme. Certes, il n’est pas possible d’attribuer à une cause unique le mystère d’une mort ou d’une vie. Mais à tout le moins, puis-je dire avec certitude que, dans une majorité de cas, l’impact des abus dans l’Eglise a été grave ou très grave sur la vie personnelle, relationnelle, affective et sexuelle des victimes. Ces affaires ont en outre révélé un véritable carnaval démoniaque : des hommes d’Église ont revêtu les habits du salut pour perpétrer une œuvre de mort. C’est en quelque sorte Satan qui, pour mettre la main sur des enfants, s’est déguisé en personnage rassurant à qui l’on pouvait se confier sans crainte. Car, très souvent, c’est vraiment à partir du ministère du prêtre ou du religieux, de ses ressources, de ses promesses et de son prestige, que les agressions sexuelles ont été commises ou enclenchées.
b/ Ces terribles affaires ont révélé un ensemble indissociable de défaillances institutionnelles, d’abus d’autorité, d’abus de conscience et d’abus spirituels qui ont dégénéré en abus sexuels. Ce que le Pape François a écrit sur ce sujet (le lien entre abus d’autorité, de conscience spirituels et sexuels) dans sa
Lettre au Peuple de Dieu
d’août 2018 est d’une grande justesse et d’une profonde vérité, comme le rapport de la CIASE l’a dit. Notre rap-port a d’ailleurs été, sur ce point comme sur d’autres, beaucoup plus « papiste » que le discours vindicatif de ses détracteurs. Par ailleurs, l’Eglise n’a pas su voir, entendre, capter les signaux faibles portés à sa connaissance sur l’existence de situations douteuses et, quand des abus ont été dénoncés et documentés, elle n’a pas su prendre les mesures qui s’imposaient et en particulier protéger les enfants. C’est en cela que se trouve engagée sa responsabilité institutionnelle.
c/ Après la douleur de la rencontre avec les victimes et les échanges approfondis menés avec elle, après la prise de conscience des chiffres abyssaux que nous avons retenus, ma confiance dans l’institution ecclésiale a évidemment été ébranlée. Mais l’expérience de la CIASE m’a conduit à faire le départ entre la parole de Dieu et les sacrements qui nous sont transmis par ce qui est et reste « la sainte Église catholique » en laquelle je continue à croire, d’une part, et l’institution avec ses limites et, parfois, ses misères, d’autre part. Il est plus que jamais indispensable de distinguer entre la vocation de l’Église et ce qu’elle a pu couvrir ou tolérer d’abominations. En tant que croyant, la rencontre avec les victimes m’a conduit à la révolte et à l’indignation. Où était Dieu dans toutes ces turpitudes ? Il est tout à fait clair pour moi que Dieu était présent dans ces enfants profanés. C’est pour cette raison que l’Eglise doit poursuivre son examen de conscience et en tirer toutes les conséquences.
Il est nécessaire que l’Eglise entreprenne un vaste travail de conversion et de réformes.
a/ Il est heureux que, dans le mois suivant la remise du rapport de la CIASE, elle ait en novembre 2021 reconnu sa responsabilité institutionnelle au-delà de la responsabilité pénale et civile des prêtres et des religieux auteurs d’agressions sexuelles qui sont, dans leur grande majorité, décédés ou hors d’état de répondre de leurs actes, car une grande part de ces actes ont été commis avant 1970. L’Eglise a mis en place des commissions indépendantes qui mènent un travail d’accueil et d’écoute des victimes pour que soient, autant qu’il est possible, reconnues et réparées les conséquences de ce qu’elles ont vécu. Ces commissions ont déjà reçu plus de 1700 demandes et elles ont commencé d’y apporter des réponses.
b/ Il faut aussi que l’Église veille à l’exacte formulation de sa doctrine. Ce point concerne d’abord la théologie du sacerdoce : le prêtre n’est pas un
Ipse Christus
(le Christ lui-même) ou un
Alter Christus
(un autre Christ). Il est des discours théologiques, au demeurant étrangers à l’enseignement actuel de l’Église (même si certains cardinaux continuent de les répéter), qui sont de nature à nourrir l’emprise du prêtre et des abus d’autorité sur des mineurs ou des personnes vulnérables. Le prêtre agit dans la personne du Christ lorsqu’il célèbre les sacrements, en particulier l’Eucharistie, mais il n’est pas le Christ en personne. De même, l’Église doit veiller à ce que la figure et la personne du prêtre ne soient pas héroïsées et hyperbolisées, même si elles ne sont en rien banales. Elle doit aussi veiller à la formulation et, plus encore, à la rectitude de l’accompagnement spirituel et de la dispensation des sacrements. Car, à notre grand étonnement, beaucoup d’abus ont été commis dans ce cadre ou à partir de lui.
Il faut encore que la théologie morale de l’Eglise catholique sache :
- 1/ nommer ce qui se rapporte aux questions sexuelles, ce qu’elle peine à faire à la fois dans ses textes fondamentaux, comme dans le discours quotidien (cf. l’abus des euphémismes, tels que les « gestes déplacés » ; j’ai mesuré que ce terme recouvrait de véritables agressions sexuelles et même parfois des viols) ;
- 2/ énoncer que les violences sexuelles sont des manquements, non seulement au 6ème commandement (« Tu ne commettras pas d’adultère », mais aussi au 5ème commandement (« Tu ne tueras pas »), car une agression sexuelle est clairement une œuvre de mort ;
- 3/ établir dans la liste des actes qui portent atteinte à la morale sexuelle de l’Eglise une hiérarchie qui ne semble pas exister : cette morale ne distingue pas ou pas assez clairement, en termes de gravité, le viol d’un mineur et, par exemple, la masturbation ou des relations sexuelles hors mariage entre adultes consentants.
De même, il faut veiller à ce que des questions aussi diverses mais fondamentales que, par exemple, le principe d’obéissance ou l’interprétation des Écritures ne fassent pas l’objet de lectures dévoyées, comme nous l’avons trop souvent constaté. Cela implique de veiller à la formation doctrinale des prêtres et des religieux, mais aussi à leur accompagnement au cours de leur cheminement.
c/ Enfin l’Église doit repenser sa gouvernance qui est trop peu collégiale et donc génératrice de risques d’erreurs de discernement et de décisions erronées ou inadaptées. Sans remettre en cause le pouvoir d’ordre, il faut que, dans les diocèses, les laïcs soient davantage associés à l’exercice des responsabilités, c’est-à-dire au pouvoir de gouvernement. Il faut aussi éviter les mandats trop longs qui engendrent l’usure et le défaut de vigilance.
En ligne avec les documents romains («
Ratio Fundamentalis
»), la formation des prêtres et des religieux devrait être révisée, en particulier dans le domaine des sciences humaines et sur ce qui touche au développement psychologique de l’enfant. Des notions de droit ne seraient pas non plus inutiles. Le discernement de la personnalité du candidat au sacerdoce ou à la vie religieuse est aussi essentiel et doit encore être approfondi. La maturité et l’esprit critique de ces candidats doivent en particulier être vérifiés et éprouvés.
Enfin, au sein de l’institution ecclésiale, il faut mettre en place des dispositifs rigoureux de prévention, comme il en existe aujourd’hui dans la société civile : la conscience claire des risques auxquels est exposée l’activité des prêtres, religieux et laïcs en mission d’Eglise peut permettre à l’institution elle-même de mieux les appréhender, les prévenir et les maîtriser, contrairement aux affirmations profondément erronées de nos détracteurs selon lesquelles les recommandations de la CIASE seraient destinées à placer l’Eglise sous tutelle de la société civile : c’est exactement du contraire qu’il s’agit.
A. Nos vies personnelles et notre vie collective - en Eglise comme dans la société – sont l’histoire d’une rencontre avec Dieu, ou d’un appel à le rencontrer et d’une attente de Dieu à notre égard.
B. Cette rencontre, si imparfaite, voire obscure soit-elle, est source de joie et de liberté ; elle unifie nos vies et renouvelle notre vision du monde.
C. Cette rencontre change la vie.
J’approfondirai ces points une autre fois.